samedi 16 janvier 2010

Chapitre vingt


Bar Mitzvah

D'après la Halakha, la loi juive, Tal ne faisait pas partie de l'alliance puisque sa mère ne s'était pas convertie au judaïsme. Elle en avait fait la tentative quelques mois après la naissance de son petit garçon, mais s'était heurtée à ses propres limites: comment se convertir à une religion et surtout comment adresser des prières à un Dieu auquel on peine à croire? Le rabbin qu'elle avait rencontré s'était pourtant montré étonnamment ouvert au dialogue. Il avait donné des réponses satisfaisantes à ses doutes. Ainsi, lorsqu'elle exprima son irritation d'imaginer la femme issue des côtes d'Adam alors que c'est précisément elle qui enfante, il lui expliqua patiemment que le terme hébreu "etzem" signifie non seulement os, mais également substance, ce qui permet de dire qu'Eve a été créée de la substance même d'Adam. Il ramenait ce différend à un même problème d'interprétation que les cornes de Moïse, qui sont en fait des rayons de lumière, "keren" signifiant à la fois l'un et l'autre. Saint Jérôme avait parfois opéré le mauvais choix entre deux significations. Malgré cette exégèse passionnante des textes bibliques, Ewel s'était rapidement découragée et avait renoncé à l'idée d'une conversion. Elle aurait souhaité adhérer au judaïsme à la manière des kibboutzniks, en ne gardant que deux niveaux d'interprétation des textes fondateurs, des rituels et des fêtes: l'Histoire du peuple juif et son lien avec Eretz Israël ainsi que le sens accordé au temps et aux saisons.

Lorsque Tal eut onze ans, Yoav et Ewel réfléchirent à l'idée d'une Bar Mitzvah. Ils pensaient que cette cérémonie lui permettrait de mieux connaître et d'appréhender l'origine de sa famille paternelle. Comme la Bar Mitzvah constitue le passage de l'enfance à la majorité religieuse, il s'agit en fait d'une sorte de rite initiatique. Il leur paraissait bénéfique que leur enfant prenne conscience qu'un individu n'a pas que des droits, mais également des devoirs (les mitzvot), qu'il est membre d'une société et que pour faire partie du monde des adultes, il devait accomplir des tâches parfois difficiles et agaçantes, en l'occurrence chanter le chapitre (parasha) de la Torah en hébreu devant une assemblée, démontrer la connaissance de la langue, du texte et des traditions juives. C'est pourquoi Yoav reprit contact avec le rabbin qui avait accepté onze ans plus tôt de rencontrer Ewel et qui à nouveau, dans son extraordinaire ouverture d'esprit, reçut Tal.

Pendant deux ans, l'adolescent prit part aux cours du Talmud Torah où il apprit à lire et chanter l'hébreu, réciter les prières, organiser et comprendre le sens des fêtes. Il se rendait assez volontiers à ces leçons où il retrouva son camarade de classe Raoul. Cependant, lors d'un week-end de retraite à Megève, il passa plus de temps enfermé dans un cabinet de toilette qu'en compagnie de ses camarades. D'ailleurs, il se rendit aux cours du rabbin à l'encontre de ses propres convictions. En effet, à l'âge de quatre ans déjà, Tal, écoutant ses cassettes en hébreu qui racontaient les histoires de la Bible aux enfants, déclara soudain:
- C'est bizarre, on raconte que Dieu a créé la terre et le ciel, la lumière et les ténèbres, les eaux et la terre ferme, les plantes, les étoiles et la lune. Puis, on dit qu'il a créé les animaux: les oiseaux et les poissons et le lendemain les autres animaux. Mais à nulle part, on ne parle des dinosaures. Pourtant, on sait que les dinosaures ont existé avant les autres animaux! Alors toute cette histoire ne peut pas être vraie, elle a dû être inventée.
Surprise de la pertinence d'une réflexion propre à embarrasser les créationnistes, sa mère lui répondit:
- C'est vrai que c'est difficile de croire les histoires de la Bible, mais tu reconnais que ce sont de belles histoires. Plus tard, tu décideras si tu veux y croire ou non.
Le garçonnet décida très rapidement. Vers dix ans, il avoua à sa mère qu'il se considérait comme agnostique - c'était le terme qu'il utilisa - et peu après sa Bar Mitzvah, il informa Ewel qu'il avait dès lors la conviction d'être athée:
- Avant, j'avais encore quelques doutes, dit-il un jour, à présent, je ne crois plus en Dieu. Job s'était insurgé contre les injustices que Dieu lui faisait subir. Si un Dieu juste permet que ses fidèles soient pareillement maltraités, ça ne vaut pas la peine de gaspiller du temps à l'honorer, mais cela montre surtout que Dieu est une fabrication humaine et que tout n'est finalement que contingence.

A l'approche de son treizième anniversaire, Yoav et Ewel étaient dans l'embarras par rapport à la cérémonie de la Bar Mitzvah. Les grand-parents de Tal ne pouvaient pas se déplacer à Genève, ainsi il paraissait plus simple d'organiser la fête dans leur kibboutz, en Israël. Or, cette société d'inspiration marxiste se considérait comme laïque. Il était donc exclu de faire venir un rabbin, même libéral, dans l'enceinte du village. Ils finirent par décider d'organiser une cérémonie laïque où Tal lirait tout de même la parasha qu'il avait apprise, soit le chapitre quarante-neuf de la Genèse qui correspondait à la semaine de son anniversaire en septembre. A cause des vacances scolaires toutefois, la fête fut organisée en décembre en présence des nombreux amis que la famille possédait en Israël. Tout le clan K. participa à la mise en place de la fête, décora le club du kibboutz, prépara un montage vidéo de l'enfance de Tal. Yoav et Ewel choisirent un excellent traiteur qui se chargea du repas pour la centaine d'invités.

Alors que tout était prêt, que les amis commençaient à arriver, Tal disparut. Soudain, il ne voulait plus se confronter au public, ni aux contraintes de la cérémonie et tenta de fuir. Yoav se lança à sa recherche dans le kibboutz. Lorsqu'il le trouva, il dut user de tous ses talents de persuasion pour convaincre l'adolescent d'assurer au moins la partie officielle de la cérémonie. Les invités ne s'aperçurent de rien: Tal paraissait décontracté et s'acquitta de sa tâche avec une grande facilité malgré une certaine désinvolture. Son texte l'amusait à cause de passages aux sonorités drôles et rythmiques du genre: "Gad guedoud yegoudénou véhou yagoud akèv", ce qui en français sonne de manière beaucoup moins amusante: "Gad sera assailli d'ennemis". Les invités félicitèrent le jeune homme de la qualité de son hébreu. Après que son père, sa mère et son grand-père Avram eurent prononcé leurs discours, tout le monde fut invité à partager le repas de fête. Or, Tal n'y participa pas. Personne ne sembla s'apercevoir de son absence. Ce n'est qu'en prenant congé que les amis et invités remarquèrent que Tal avait disparu. Immédiatement après avoir accompli son devoir, sa mitzvah, il était parti en catimini dans le bungalow de ses grands-parents chargé de ses nombreux cadeaux. C'est là que Yoav et Ewel le retrouvèrent en fin de soirée. Il était plongé dans un livre, décoré des ficelles, nœuds et boucles des emballages de ses cadeaux qu'il avait fixés de manière aléatoire sur son visage et dans ses cheveux. Ewel se précipita sur son fils et l'embrassa. En même temps, elle l'inonda de reproches par rapport à son comportement inconcevable et pour le moins bizarre. Comment pouvait-il partir au milieu d'une soirée qui lui était consacrée, dont il était le principal protagoniste? Tel était Tal: quand il en avait assez, il se levait, partait, disparaissait sans le moindre avertissement, en toute discrétion.


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