dimanche 24 janvier 2010

Chapitre vingt-trois

Maroc

Si Dieu a privilégié un pays, c'est sans aucun doute le Maroc avec sa température moyenne de vingt-sept degrés sur les côtes, ses paysages variés, ses villes impériales et ses riads somptueux. Ewel en rêvait depuis des années, lorsqu'un été, elle y partit seule avec Naïm. Yoav ne disposait plus de vacances et Tal, qui avait presque dix ans, partit pour la première fois seul chez ses grand-parents au kibboutz. Alors que la mère et son fils cadet profitèrent de leur séjour au Maroc, Tal souffrait de mal de pays en Terre Sainte. Malgré la présence chaleureuse de sa famille paternelle, il réclamait sa mère. Ewel ignorait à quel point elle était indispensable à son aîné, persuadée au contraire qu'il était assez grand pour s'émanciper de sa présence permanente. Lorsque, deux ans plus tard, Naïm fit la même expérience que son frère, il s'épanouit complètement en présence de ses grands-parents, de ses nombreux cousins et amis kibboutzniks. Après cette séparation douloureuse, Tal ne partit plus seul en vacances. Ewel, pour se faire pardonner, proposa à ses trois hommes de retourner au Maroc qu'elle avait tant apprécié. Malgré les réticences de Yoav, ils y passèrent deux mois de juillet consécutifs, en 2003 et 2004.
   
La première année, Ewel planifia un tour du royaume d'une durée de presque un mois. Ils partirent de Sète sur un ferry avec leur propre véhicule. Ewel et ses enfants profitèrent de la mini-croisière avec pension complète alors que Yoav était en proie à un mal de mer qui l'accabla pendant toute la durée de la traversée. Dès leur arrivée à Tanger, ils commencèrent leur périple en longeant la corniche rifaine en direction de Ceutà. Le lendemain, après avoir visité la sulfureuse médina et le musée de l'artisanat de Tétouan, ils prirent leurs quartiers dans un club de vacances où ils comptèrent se reposer quelques jours avant le grand tour. Ewel s'y ennuya très vite et proposa à ses hommes de se rendre dans un pittoresque marché, le Souk-Khémis-des-Anjra où il verraient les habitants du Rif en costumes traditionnels. Yoav prit le volant de leur voiture et comme Naïm préférait rester à l'hôtel, ils partirent à trois sur des routes qui n'étaient en réalité que des pistes. Sur le chemin du retour, après avoir abusé d'olives et de melons, ils empruntèrent une piste poussiéreuse en direction du Nord dont l'état se détériorait à mesure qu'ils avançaient. Têtu, Yoav refusa de rebrousser chemin. Il ne se rendit pas compte que la voiture avait heurté une roche saillante et commençait à perdre son huile. Par miracle, ils arrivèrent juste à rejoindre la route principale de la corniche, lorsque le moteur les lâcha définitivement. Aussitôt, une dizaine de Marocains serviables s'arrêtèrent pour leur porter secours et remorquer la voiture au garage le plus proche. Là, il découvrirent l'ampleur des dégâts. Leur véhicule s'avéra irréparable et Yoav dut envisager de le ramener à Tanger où le verdict fut sans appel: il fallait remplacer le moteur, c'est-à-dire en importer un d'Europe, ce qui demanderait au minimum trois semaines. Pour ne pas compromettre définitivement leurs plans et leurs vacances, la famille K. prit finalement la décision d'entreprendre le tour du Maroc en voiture de location. Le voyage qui les mena de Rabat à Marrakech et d'Essaouira jusqu'à Ouarzazate puis Erfoud, Fès et Meknès fut aussi aventureux et rocambolesque que les premiers jours, alternant le meilleur et le pire.
   
Le meilleur fut un vol en piper au-dessus de Marrakech. Comme l'appareil ne disposait que de trois places, ils formèrent deux groupes: Yoav et Naïm entreprirent le premier vol. Puis ce fut le tour d'Ewel et de Tal qui monta à l'avant du petit avion. La mère raconta fièrement au pilote que son fils s'entraînait régulièrement sur un simulateur de vol. Sans hésiter, tout en lui prodiguant quelques conseils, l'homme remit les commandes à l'adolescent. Celui-ci se mit à piloter le petit appareil apparemment sans difficultés, comme s'il l'avait fait toute sa vie. Ce fut un véritable miracle: pendant toute la durée du vol au-dessus de Marrakech, il n'eut pas de nausée et Ewel oublia momentanément sa peur en avion. Au contraire, elle se sentit en grande confiance avec son fils. Après une boucle d'une vingtaine de minutes, le pilote marocain lui expliqua comment perdre de l'altitude et Tal s'exécuta. Au dernier moment seulement, environ un kilomètre avant l'atterrissage, le pilote reprit les commandes de l'avion. Ce vol au-dessus de la cité rouge resterait un souvenir grandiose, inoubliable!

Le meilleur encore fut un tour en Jeep en partance de Midelt. Avec l'intention de se rendre au cirque de Jaffar, une belle vallée du Haut Atlas, Yoav et Ewel louèrent les services d'un chauffeur marocain qui les mena à travers de profondes gorges sur un plateau où ils furent invités à partager le thé avec une famille berbère. En quittant la tente de leurs hôtes, ils remarquèrent que le ciel s'était couvert et qu'il avait commencé à pleuvoir. Le chauffeur les informa qu'il fallait retourner par les gorges le plus rapidement possible à cause du risque de crues. Ils se mirent aussitôt en route. Lorsqu'ils arrivèrent à la hauteur de l'oued, ils s'aperçurent que celui-ci était inondé: à la place de la vallée desséchée coulait une rivière. Le chauffeur ne se découragea pas pour autant, il accéléra et lança son véhicule tout terrain avec une incroyable dextérité à travers les méandres de l'étroite gorge. Les garçons hurlèrent de plaisir: ils avaient l'impression de voguer sur un raft motorisé.

Le pire se produisit la dernière semaine de leur tour marocain. A Azrou, Ewel reconnut avec horreur dans leur hôtel bon marché qu'un hôte marocain de l'établissement crachait du sang. La tuberculose, pensa-t-elle horrifiée. Alors que Yoav et elle-même avaient été vaccinés contre cette terrible maladie infectieuse, prétendument éradiquée, Tal et Naïm ne disposaient d'aucune protection. Avant leur départ, leur mère avait pris la précaution de les faire immuniser contre différentes formes d'hépatite. Elle n'avait pas pensé à la tuberculose. Inquiète, Ewel ne ferma pas l'œil de la nuit. Deux jours plus tard, à Fès, d'abord Naïm puis Tal, qui n'était jamais malade, développèrent une forte fièvre qui les cloua dans leur lit d'hôtel. Alors que Naïm récupéra relativement rapidement, l'état de Tal empira. Comme ils devaient retourner à Tanger pour récupérer leur voiture et monter à bord du ferry, ils étaient dans l'obligation de poursuivre leur route. Le pauvre garçon se vida de toute substance et de toute énergie vitale. Lorsqu'il arrivèrent enfin dans le port blanc, Ewel constata avec effroi que son fils était tout jaune. Elle l'entraîna chez un pharmacien qui lui prescrivit des antibiotiques à large spectre et autres pilules miraculeuses. Peu à peu, Tal se sentit mieux. Plus tard, de retour à Genève, Ewel fit faire un examen médical complet à son fils. Les médecins ne constatèrent toutefois aucune séquelle, fort heureusement aucune trace de BK.

Leurs mésaventures ne découragèrent pas la famille K. Une année plus tard, ils retournèrent à Marrakech en compagnie de Serena, la fille de leur amie Susanne. A l'exception d'une saison ou deux, Ewel et Susanne avaient passé toutes leurs vacances de février à skier avec les trois enfants qui s'entendaient parfaitement. Le programme de leurs vacances d'été comportait cette fois-ci un séjour d'une semaine dans un bel hôtel quatre étoiles, puis quelques jours de trekking dans le massif du Toubkal. En atterrissant sur la piste où Tal avait réalisé son exploit un an plus tôt, Ewel eut l'impression de revenir dans un monde familier. Pendant ce deuxième séjour, ils profitèrent de tout ce que la ville rouge pouvait leur offrir. Sur les traces d'Elias Canetti, ils visitèrent les moindres recoins, ruelles, marchés, musées et quartiers, comme la Mellah, le quartier juif. Ils flânèrent sur la place Jemâa el-Fna où la diseuse de bonne aventure prédit justement à Ewel qu'elle aurait un fils grand et riche, mais également une nouvelle maison avec une grande table, qu'elle voyagerait beaucoup et qu'elle aurait une longue vie paisible avec peu de problèmes de santé! Etrangement, la vieille femme ne lui prédit pas le drame qui l'attendait!

Dans une échoppe qui vendait des instruments de percussion, Tal tomba sur un djembé malien et entama un dialogue musical endiablé avec le vendeur. Alors qu'ils faisaient mine de quitter l'échoppe sans le moindre achat, le vendeur les poursuivit et les harcela pour qu'ils emportent l'instrument. Ils ne voulaient pas le transporter pendant leurs journées de marche, mais lorsqu'il baissa le prix de moitié, il ne résistèrent plus. Tal, qui n'avait d'exigences matérialistes que lorsqu'il s'agissait d'instruments de musique, sauta de joie.

A la fin de la semaine, Assou, leur guide de montagne et son équipe vinrent les chercher tous cinq à leur hôtel. Après avoir hissé leurs bagages ainsi que le djembé sur une camionnette, ils quittèrent la ville impériale en direction du village d'Asni où ils déchargèrent tout l'équipement pour le fixer sur les Jeeps berbères, comme Assou nommait ironiquement les trois mulets qui les accompagneraient. Ils marchèrent de quatre à cinq heures par jour dans un paysage aride mais d'une grande beauté. Les muletiers leur préparèrent d'excellents repas et s'occupèrent des tentes qu'ils montaient et démontaient à chaque bivouac. L'organisation de tout le périple fut parfaite. Assou s'avéra d'un humour décapant et les trois enfants s'attachèrent à lui à travers leurs incessantes plaisanteries. Au cinquième jour, ils escaladèrent les quatre milles mètres du Toubkal. C'était une excursion éprouvante: Assou empoigna Serena pour la mener jusqu'au sommet. Le paysage, visible sur 360 degrés, y était sublime, mais l'oxygène était tellement diluée qu'Ewel ressentit les mêmes nausées que dans les Andes; elle ne s'attarda pas dans les hauteurs et rebroussa chemin sans attendre les enfants, Yoav et Assou.

A leur retour à la maison, ils constatèrent avec consternation que le magnifique djembé était rongé de l'intérieur par des xylophages. Au lieu de désespérer, Yoav se mit à traiter le bois avec des produits de plus en plus puissants. Sans succès! Finalement, dépité, il l'exposa au froid hivernal: le djembé survivrait à son mauvais traitement, il conserva même un son agréable. Après la mort de Tal, l'instrument qui trônait dans la salle de musique constituerait un symbole, une relique du jeune musicien. Le 25 septembre 2006, Ewel écrivit le courriel suivant à leur guide marocain: "Cher Assou, Merci de ton message. J'espère que tu vas bien et que tu ne souffres pas trop du jeûne! Nous avons déménagé cet été dans une jolie maison rouge: les enfants vont bien. Tal a eu 18 ans, il est adulte à présent. Il reste toutefois à la maison, le temps de finir ses études et cela prendra encore un certain nombres d'années. Tout de bon pour toi, Ewel et cie". Elle ne reçut jamais de réponse d'Assou qui, du coup, ignore tout du drame de son jeune ami Tal.


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