jeudi 7 janvier 2010

Chapitre quinze


Ecole primaire

Fin août 1995, un an après leur arrivée dans la commune lacustre, Tal et Naïm empruntèrent pour la première fois le chemin de l'école communale, accompagnés par leur père, car Ewel devait assurer la rentrée de ses lycéens au même moment. Les deux garçons furent rapidement happés par les cortèges d'enfants qui s'engouffrèrent dans les différentes salles de classe. Yoav ne put que leur adresser un signe de la main en guise de congé et d'encouragements. Alors que Naïm intégrait avec bonheur une classe de première année enfantine, Tal se retrouva dans une classe à deux degrés avec une majorité d'enfants plus jeunes qui suivaient un programme de première année primaire à la place du programme de deuxième dans lequel il était inscrit. La disposition rigide des tables, le rituel du début des cours avec appel puis silence, les enfants et l'enseignante inconnus impressionnèrent le petit garçon au point qu'il opta pour la fuite. A peine installé à son pupitre, il plongea et chercha refuge sous le plateau de la table. Surprise, l'enseignante, Madame Bouleau, tenta de le mettre en confiance et de le convaincre de s'asseoir correctement, mais elle comprit rapidement que c'était peine perdue. Comme elle devait s'occuper d'une vingtaine d'autres enfants, elle décida de respecter le rythme nécessaire à Tal pour s'adapter à son nouvel environnement. Il passa finalement trois jours caché sous son pupitre. Après quoi, encouragé par les autres enfants, par Corinne qui deviendrait son amie, et par l'enseignante, il décida d'émerger de son abri.

Malgré ce début difficile, malgré un programme allégé à cause du double degré, Tal fut heureux pendant cette première année à l'école communale grâce à la sollicitude et aux dons pédagogiques exceptionnels de Madame Bouleau. Non seulement elle assura l'enseignement des deux programmes, mais surtout elle s'adapta à chaque élève; de plus, elle les initia à la musique et à l'art. Ainsi chaque enfant reçut une flûte grâce à laquelle il apprit les bases du solfège et participa à de petits concerts. De plus, Madame Bouleau présenta à la classe la vie et l'œuvre de peintres de la fin du dix-neuvième siècle. Tal copia assidûment des toiles de grands maîtres impressionnistes et postimpressionnistes. Lors d'une journée porte ouverte, Ewel resta bouche bée devant un magnifique dessin à la gouache qui semblait représenter des bateaux sur un lac houleux:
- Qui a peint ce superbe paysage? demanda-t-elle.
- C'est le peintre! répondit malicieusement la petite Corinne qui se trouvait à ses côtés.
- Bien sûr que c'est le peintre, sourit-elle, mais les peintres ont un nom en principe!
- Non, lui c'est simplement le peintre, il n'a pas de nom.
- Pourquoi dis-tu ça, il y a beaucoup de peintres ici, tous les dessins accrochés sont magnifiques, c'est vrai que celui-ci est particulièrement réussi.

Corinne signala à Ewel d'autres dessins du "peintre": la façade de la cathédrale de Rouen d'après Monet, l'autoportrait à l'oreille coupée d'après Van Gogh. Elle finit par deviner que le peintre n'était autre que son fils. Pendant le temps nécessaire aux autres enfants pour copier tant bien que mal un tableau, Tal en avait reproduit trois avec une aisance déconcertante, recevant à cette occasion le sobriquet de "peintre". Ewel finit par identifier, derrière ce qu'elle pensait être des bateaux, les meules de foin de Monet. Semblable à Kandinsky, elle n'avait pas su reconnaître le sujet. Quant à Van Gogh, Tal écrivit dans son cahier: "Vincent Van Gogh dessinait très bien. C'est très triste qu'il se soit coupé une oreille et qu'il se soit tué."

















Comme aucun autre enseignant après elle, Madame Bouleau réussit à apprivoiser et à cerner la personnalité de Tal. Elle fut la seule à vraiment prendre du temps pour cet écolier un peu particulier. Elle avait instauré dans sa classe un enseignement différencié selon les besoins des enfants et elle ne négligea pas les meilleurs d'entre eux. Elle s'astreignit également à noter dans les bulletins scolaires des observations qui qualifiaient parfaitement ses élèves. Ainsi, elle consigna:

"Tal a finalement trouvé sa place au sein de notre classe et rayonne par son intelligence, faisant profiter ses camarades par son excellente culture générale, ceci avec beaucoup de doigté et étant toujours parfaitement tolérant vis à vis de chacun. Il reste par ailleurs très exigeant à son égard ce qui me semble de bon augure.
Sa gentillesse toute en finesse permet de régler bien des conflits sans que mon intervention soit nécessaire.
Beaucoup d'enthousiasme, de sérieux et surtout une bonne part d'humour. L'envie d'apprendre est toujours très présente. Tal fait également preuve d'un bon esprit sportif."

Tout au long de sa vie, les remarques de son enseignante caractériseraient parfaitement Tal, seule la prédiction concernant son exigence vis-à-vis de lui-même s'avéra fausse: son perfectionnisme ne fut pas de bon augure, mais lui fut finalement fatal.

Après cette heureuse deuxième année primaire, Tal réintégra une classe avec des enfants de son âge. Face à ses camarades, il maintint une distance respectueuse. A l'exception de Corinne, il n'eut pas de véritables amis. Pour son septième anniversaire, Ewel organiserait la dernière grande fête  d'anniversaire avec des camarades. Elle avait planifié une chasse au trésor dans les moindres détails avec des déguisements de pirates pour tous les enfants et un véritable coffre rempli de pièces de monnaie en chocolat et de pierres précieuses sous forme de bonbons. Tal se réjouissait de la fête, mais à peine ses invités arrivés, il s'enferma dans sa chambre et refusa de participer aux jeux. Déconcertée et un peu déçue après le mal qu'elle s'était donné, Ewel essaya vainement de raisonner son fils. Une fois ses invités partis, celui-ci déclara haut et fort qu'il ne souhaitait plus jamais inviter d'amis pour son anniversaire. Jusqu'au dernier, celui de ses dix-huit ans, il ne changerait plus d'avis et ne tolérerait que la présence de sa famille, de ses grands-parents, oncles, tantes et cousines à ses côtés.

Tal passa les trois années suivantes à s'ennuyer au fond des salles de classe, s'en plaignant à la maison:
- Maman, je ne comprends pas pourquoi il faut tout le temps faire des exercices.
- C'est pour mémoriser les notions que vous apprenez en classe.
- Mais on n'y apprend rien.
- Tu exagères, tu apprends des tas de choses: l'environnement, la mathématique et même l'allemand.
- Non, j'apprends plus en lisant à la maison qu'en allant à l'école, s'entêta-t-il.

C'est à la maison qu'il écrivit un jour cette fable pour son plaisir:

Le rat et le cochon
Un beau jour, une dispute éclata entre un rat et un cochon. Ce dernier, se croyant le plus beau, se vanta. - Mon cher ami, voyez donc mon volume. Quel style! Quelle grâce! Et vous, vous êtes minuscule, misérable. Vous serez, un jour ou l'autre, piétiné par le cheval!
Et l'autre de répliquer: - Seigneur, vous n'avez peut-être pas tort, mais moi, grâce à ma petite taille, je puis, si je le désirais, passer par n'importe quel trou!
Mais le fermier, en arrivant, mit fin à la dispute. En deux coups de feu, il tua le porcidé.
Moralité: La beauté ne fait pas le bonheur.

Souvent, Ewel rêva que son fils deviendrait écrivain.

A cause de sa facilité, Tal n'apprit jamais l'essentiel à l'école: les techniques d'apprentissage et l'effort. De pair avec son manque d'enthousiasme, s'installa peu à peu un manque d'estime de soi. Ewel retrouva un jour un billet sur lequel il avait griffonné: "Je suis une nouille, une vieille mite à la crème, un gniollu paresseux et maniaque, un plouc! Signé: Tal." La mère y vit une expression de l'humour déroutant de Tal et avait annoté le billet avec la remarque ironique: "Quelle vue positive de lui-même à neuf ans (septembre 97)".

Lorsqu'elle rencontra les enseignants successifs de son enfant, ils lui tinrent tous à peu près le même discours: Tal travaillait bien, il réalisait son travail hebdomadaire avec une rapidité et facilité déconcertantes, il était prêt à aider ses camarades, il avait la possibilité d'aller lire ou de s'entraîner à l'ordinateur lorsqu'il avait terminé ses devoirs, mais ils ne pouvaient pas lui donner plus de travail, car il prendrait trop d'avance sur les autres. Aucun d'entre eux ne lui proposa d'autres sujets d'études, de faire de petits travaux de recherche ou des exposés. Aucun d'entre eux ne suggéra aux parents de lui faire passer un test d'aptitude afin de lui faire sauter une classe. D'ailleurs, Ewel était opposée à une telle mesure, ne souhaitant pas que son fils passât à l'école secondaire avec une année d'avance. Elle misa donc sur les activités extrascolaires que Tal pratiquait intensément: solfège, percussion, escrime. A la fin de la cinquième année primaire, une crise finit tout de même par éclater. Tal, qui était l'un des plus jeunes de sa volée, devait quitter sa classe pour intégrer à nouveau un double degré où se trouvait une majorité d'enfants plus jeunes. Yoav et Ewel s'opposèrent de toutes leurs forces à cette décision. Mais l'inspectrice scolaire  leur envoya une lettre sans réplique: "Moult parents pourraient agir de même et notre école officielle n'a pas à répondre aux sollicitations relevant d'une pratique incluant le régime de faveur." Il fallait trouver une solution, une solution de plus pour Tal! Pendant les vacances d'été, Yoav et Ewel  se mirent en quête d'une nouvelle école. C'est ainsi que Tal fut inscrit à l'essai dans une école privée: l'école bilingue de Genève.

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