mardi 12 janvier 2010

Chapitre dix-sept

Livres

A l'école primaire, dans une sorte de questionnaire de Proust, Tal nota:
Age: 9 ans
Frères/Soeurs: Naïm
Mon plat préféré: la cuisine française
Mes loisirs: escrime, batterie, solfège, lecture, lecture et lecture
Ma musique préférée: classique
Les livres que je préfère: Jules Verne, Roald Dahl, etc.
Plus tard, j'aimerais faire le métier ou la profession de: chef d'orchestre ou chef cuisinier
Autre langue: hébreu
Un de mes défauts: moche
Une qualité: engloutisseur (de nourriture)

Quelques années plus tôt, Ewel avait eu l'idée farfelue d'amener son bébé de six mois au Bibliobus, une bibliothèque ambulante qui s'arrêtait une fois par semaine dans leur quartier. Comme son fils se montrait fasciné par les livres sur les étagères au point de ne plus vouloir quitter les lieux, elle décida d'emprunter quelques albums illustrés dès leur première visite. La bibliothécaire exprima son étonnement:
- Il sera notre plus jeune lecteur inscrit, s'écria-t-elle.

C'était le début d'un engouement qui ne le lâcha qu'au lycée. Il commença par les livres d'images, parmi lesquels un recueil de plantes médicinales et un guide de pierres précieuses étaient ses préférés. Après avoir débuté la lecture à l'école active, Tal se mit à lire. Il lut et lut. Toujours plus, toujours plus vite. Rarement, on le vit sans un livre à la main, c'était son signe particulier. D'abord, il lut tous les livres d'enfance d'Ewel: Astrid Lindgren, Enid Blyton, Henri Winterfield, Ottfried Preussler, Roald Dahl etc. Puis, des auteurs plus complexes ou plus récents comme J.R.R. Tolkien et évidemment la série de J.K. Rowling dont il dévora le cinquième livre, Harry Potter et l'ordre du phénix, en anglais, trop impatient pour attendre la sortie de la version française et dont il ne connaîtrait jamais le septième volume publié en juillet 2007. Enfin, il lut un très grand nombre de classiques: Jules Verne, Alexandre Dumas, Voltaire, Hugo, Zola et Homère pour n'en citer que quelques-uns. Anja, une amie d'Ewel écrirait après sa mort: "La vie continue et Tal était là, brillant de mille feux. Restent les souvenirs: un bébé qui ne voulait pas aller dormir et resterait à observer la tablée d'amis réunis tout en tétant son biberon, un garçonnet qui possédait la potion magique pour vaincre le monde, un garçon plongé dans l'Illiade et l'Odyssée au point de ne pas m'ouvrir la porte …" Tal avait effectivement reconnu Anja à travers la vitre de la véranda, mais refusé de lui ouvrir, parce qu'il ne voulait pas interrompre sa lecture. Heureusement, Ewel arriva peu après, de sorte que leur amie ne dut pas rentrer à Vevey bredouille.

A treize ans, l'adolescent éclata de rire en lisant Le Quart Livre de Rabelais dans la langue du XVIème siècle. Certainement, de nombreux passages se prêtaient à identification: toujours affamé de nourriture autant que de lecture, les longues listes de repas gargantuesques provoquèrent son hilarité. Il adorait les mots compliqués, par exemple il se traitait lui-même de "potomane", néologisme qu'il avait forgé à partir de potomanie. Ewel dut chercher la définition du terme dans le dictionnaire.

A quatorze ans, dix ans après ses premiers textes à l'école active, Tal termina une analyse de texte du roman La Peau de Chagrin d'Honoré de Balzac par la conclusion suivante:
L'action de ce livre est convaincante et bien ficelée. A cela participe entre autres une structure narrative intéressante, en forme de boucle, où chaque élément du départ a son parallèle à la fin du récit. Les descriptions, riches, utilisent des champs lexicaux variés. Ce roman présente un tableau social somme toute assez réaliste malgré un penchant à la caricature. Il peut sembler moralisateur sous certains aspects, mais on y lit la symbolique des désirs, par laquelle Balzac a tenté d'illustrer l'axiome selon lequel "la vie décroît en raison directe de la puissance des désirs ou de la dissipation des idées".
A l'heure de la grande consommation, où l'omniprésente publicité tente de provoquer nos désirs, ce livre peut donner à réfléchir. Ses thèmes sont toujours actuels, tout comme le choc entre différentes philosophies et générations, comme par exemple le vieil antiquaire et les courtisanes.

Ewel se munit de ce travail sans fautes d'orthographe et d'une incroyable maturité pour essayer de convaincre son lycée de le laisser sauter une classe, comme Tal l'avait souhaité à quinze ans. Or, il en aurait fallu beaucoup plus pour convaincre les enseignants et la direction. A la place de le laisser sauter une année, on lui proposa une dispense scolaire d'une durée d'un semestre, un "extra-muros". C'est ainsi que Tal passa trois mois au Canada. Pendant ce séjour, il lut des œuvres classiques en anglais, comme Hamlet et 1984, mais également Siddharta de Hermann Hesse en traduction anglaise, ce qui amusa Ewel qui enseignait ce texte dans son cours d'allemand. A son retour, Tal choisit le pseudonyme de Siddharta sur Internet. Cette identification, ainsi que son intérêt pour le bouddhisme, déterminèrent Ewel de traduire une citation du livre de Hesse pour l'avis mortuaire de son enfant:

"La plupart des être humains […] sont comme une feuille détachée, soufflée et qui virevolte dans les airs, et vacille au sol. D'autres, cependant, quelques rares spécimens, sont comme des étoiles qui empruntent un chemin tracé; le vent ne les atteint pas, ils ont leurs propres loi et voie. Parmi tous les érudits […] il y en avait un de la sorte, un être parfait, jamais je ne pourrai l'oublier."

A l'énorme différence de Siddharta, Tal n'irait pas au bout de la vie et de la souffrance. Après qu'il ait commis son acte inacceptable, Ewel relut pensivement la citation qu'il avait qualifiée d'axiome dans son analyse de texte. Que signifiait  "la vie décroît en raison directe de la puissance des désirs ou de la dissipation des idées"? Hors du contexte du roman de Balzac, était-ce un phénomène qu'il avait constaté dans sa propre existence? Quels avaient été ses désirs, sinon ses projets d'avenir qui étaient nombreux? Avait-il connu une dissipation de ses idées dont la conséquence était la perte de la volonté de vivre? Cette démission correspondait-elle à l'anéantissement de ses idéaux, réaction typique à l'adolescence? Etait-ce le signe d'une dépression dissimulée? Peu avant son anniversaire de dix-huit ans, il avait dit à sa mère:
- Avant la vie me paraissait tellement passionnante, j'avais un tel plaisir à lire. A présent, tout me paraît être du réchauffé, du déjà-vu.
- A ton âge, on doit faire le deuil d'un grand nombre de plaisirs, d'illusions et de rêves d'enfance, avait-elle répondu.
- En tout cas, je lirai moins à présent, à l'exception des BD.
- Au moins, tu auras dévoré des bibliothèques entières quand tu étais plus jeune. Par ailleurs, il y a des textes qui valent vraiment la peine d'être lus. Connais-tu Une histoire d'amour et de ténèbres d'Amos Oz?
- Ok! Je le lirai quand j'aurai le temps.
Mais il décida de partir avant d'avoir lu ce magnifique hommage à une mère suicidée.

Amos Oz est un exemple de résilience après le suicide d'une mère. D'ailleurs le nom de famille, Oz, qu'il s'est choisi signifie courage.

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