dimanche 10 janvier 2010

Chapitre seize


Bilinguisme

L'école bilingue où l'allemand était enseigné par immersion commençait dès la cinquième année primaire. La directrice se dit toutefois prête à accueillir Tal directement en sixième année. Cependant, elle mit en garde Yoav et Ewel:
-    Notre établissement est exigeant. Votre fils devra rattraper une année d'enseignement d'allemand à raison de 13 heures hebdomadaires; ne vous attendez donc pas à ce qu'il obtienne d'aussi bons résultats qu'à l'école publique.
-    Pas de problèmes, le cas échéant, on lui prodiguera des cours de rattrapage, répondirent-ils confiants.
Les soucis de la directrice furent infondés. Non seulement Tal n'eut aucune difficulté à suivre les cours enseignés en allemand, mais il obtint les mêmes excellents résultats que par le passé. Il ne se plaignit plus de l'école malgré le long trajet en train et en bus qu'il devait accomplir chaque jour. A la rentrée scolaire, les parents accompagnèrent leur garçon âgé alors de onze ans. A cause de leurs propres occupations, ils durent très vite le laisser partir seul.

Pour préparer ses enfants à l'usage des transports publics, Ewel leur avait concocté une sorte de rallye pendant les vacances d'été. Tal et Naïm, qui n'avait que huit ans, devaient prendre le train jusqu'à la gare centrale, puis emprunter le bus numéro 20 pour se rendre chez leurs grands-parents où Ewel les attendrait. Elle les avait accompagnés à la minuscule halte de leur commune, leur avait montré comment se procurer un billet, répété inlassablement le chemin à emprunter, mis en garde contre d'éventuelles rencontres. Après que ses enfants furent installés dans le wagon du train, Ewel fila prendre sa voiture pour se rendre chez ses parents où elle guetta leur arrivée avec impatience. Une heure passa sans qu'il n'y eût trace de Tal et de Naïm. Grandpa et Ewel firent un tour dans le quartier pour aller à leur rencontre, mais ils revinrent bredouilles. Une autre heure passa; Ewel, folle d'inquiétude, envisagea d'alerter la police lorsque enfin la sonnerie de l'appartement retentit. Elle se précipita vers la porte d'entrée et embrassa ses enfants avec des larmes de soulagement. Fier de leur exploit, Tal expliqua: ils avaient suivi les consignes de leur mère à la lettre, mais étaient montés dans la direction opposée de la ligne de bus et s'étaient retrouvés au Bout-du-Monde, lieu-dit qui portait parfaitement son nom. Comme Ewel les avait si bien mis en garde contre les autres usagers des transports publics, ils n'avaient pas osé les interroger sur le chemin à suivre. Fort de son expérience, Tal ne se trompa plus.

Les quatre années qu'il passa à l'école bilingue lui permirent d'obtenir un excellent niveau d'allemand, mais également d'anglais. En plus des cours par immersion, l'école mettait l'accent sur les échanges linguistiques. Ainsi Tal eut deux correspondants allemands successifs: le premier venait de Worpswede, un petit village à proximité de Brême, célèbre pour sa colonie d'artistes, le deuxième était originaire de Berlin, que Tal revit pour la deuxième fois. En effet, avant de commencer l'école bilingue, Ewel eut l'idée de prendre contact avec Hilde, sa cousine, brusquement devenue veuve alors que son fils, Niklas, n'avait que six semaines. Elle avait entre temps épousé le meilleur ami de son mari défunt et refait sa vie dans un domaine agricole au nord de Berlin, près de Neubrandenburg. Comme les deux garçons avaient presque le même âge, Ewel imaginait qu'une rencontre permettrait à Tal de s'initier à l'allemand. C'était compter sans la personnalité de son fils aîné. Après avoir passé quelques jours à découvrir la capitale allemande, la famille K. se mit en route pour Neubrandenburg. Ils déposèrent Tal chez Hilde, puis poursuivirent à trois leur route jusqu'à Rügen, la fameuse île balte aux falaises de craie magnifiquement peintes par Caspar David Friedrich.

Deux jours plus tard, Ewel téléphona à sa cousine pour prendre des nouvelles de son fils. A sa grande consternation, Hilde lui demanda de revenir immédiatement. En effet, Tal s'était entêté et avait refusé d'ouvrir la bouche pendant les quarante-huit heures qu'avait duré son séjour. La famille hôte avait pourtant tout tenté pour mettre leur petit invité à l'aise, l'intégrer à leur vie quotidienne. Or, il n'avait pas prononcé le moindre mot, pas avalé le moindre morceau de nourriture. L'obstacle n'était pas langagier, car Tal réagissait correctement lorsqu'on s'adressait à lui. Toutefois il restait silencieux, impénétrable comme un mur de pierres. Rien ne sembla l'intéresser, ni la vie de ferme, ni les environs. Comme d'habitude, il se réfugiait dans les livres qu'il trouvait dans la bibliothèque de Niklas. Comprenait-il l'allemand imprimé? C'est ainsi que le premier séjour linguistique de Tal fut promptement interrompu à cause de son caractère obstiné. Avait-il eu des traits autistes? Malgré les craintes d'Ewel, les deux échanges dans le cadre scolaire se déroulèrent sans entraves. Les familles d'accueil déploraient un peu le manque d'expansion, d'ouverture du garçon, mais ils louèrent sa politesse, son aisance lorsqu'il s'exprimait en allemand ainsi que sa grande culture générale.

Dans sa nouvelle classe de l'école bilingue, Tal retrouva Jean qu'il connaissait déjà de l'école active et fit connaissance de Raoul, un garçon aussi éveillé qu'il l'était lui-même. Pour la première fois de sa vie, Tal se lia d'amitié. Malheureusement, la distance géographique fit obstacle à des rencontres régulières entre les trois amis. Tal demeura un enfant renfermé, timide et solitaire. Avec les autres enfants de la classe, issus pour la plupart de milieux socio-économiques extrêmement privilégiés, il entretint un rapport affable et distant. Il s'irritait de leurs manières superficielles et de l'importance que revêtait l'apparence physique à leurs yeux. Ainsi il résista au diktat des marques, les ignorant délibérément. Lorsque sa mère lui offrit un bonnet avec le célèbre alligator, il le porta sens dessous pour cacher le logo. Bien que Tal s'habillât toujours simplement, en principe en jeans et en t-shirt, il possédait une élégance innée, atypique à l'adolescence. Une de ses particularités était de ne jamais souffrir du froid comme son père. Même en hiver, même par temps glacial, il refusa souvent de se munir d'une veste ou d'un anorak. Etait-ce le résultat de l'éducation spartiate de Yoav ou tout simplement un trait du moi de Tal, de cette apparente force de la nature qui cachait si bien sa fragilité intérieure? 

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