jeudi 21 janvier 2010

Chapitre vingt-deux

Lycée

Après avoir terminé la scolarité obligatoire dans le cadre de l'école bilingue, les parents de Tal souhaitaient qu'il réintègre l'école publique pour deux raisons au moins. L'une était d'ordre financier, l'autre d'ordre pratique: le lycée ouvrait ses premières classes bilingues en allemand et français. Après s'être préparée à l'enseignement par immersion, Ewel estimait que son enfant devait pouvoir bénéficier de cette nouvelle filière. Un mercredi après-midi d'avril, elle retrouva son fils dans un des plus vieux établissements scolaires de la ville pour y effectuer son inscription. La foule était immense, l'attente, interminable. Tal comme à son habitude était peu loquace, mais Ewel se réjouit de passer du temps en sa compagnie. Comparé aux autres adolescents de son âge, il paraissait si réfléchi, si distingué. A sa grande surprise, ses propres collègues et la direction de son école se chargeaient d'inscrire les nouveaux élèves en provenance des établissements privés. Avec fierté, elle leur présenta son fils. Le lendemain, la directrice adjointe apostropha Ewel dans les couloirs avec un "alors, la mère de son fils, comment ça va, tout s'est bien passé pour ton admirable garçon?" qui emplit Ewel de joie.

Parfois, en son for intérieur, elle imaginait qu'elle n'avait été qu'un écrin pour cet enfant exceptionnel, parfois elle estimait que Tal et son frère étaient sa seule raison de vivre. Elle était convaincue que son aîné était promis à un avenir radieux: pendant la grossesse, la sage-femme parlait certainement de lui lorsqu'elle mentionnait l'arrivée du messie; à sa naissance, une amie astrologue avait affirmé qu'il serait "le plus grand de la famille" et au Maroc, une diseuse de bonne aventure avait prédit qu'un de ses garçons deviendrait "grand et riche". Sans aucun doute, il s'agissait de Tal. Sans aucun doute, ces prophéties se réaliseraient. Ewel ignora son esprit rationnel et les moqueries de grandpa et d'Yoav. Elle aimait son enfant et était convaincue que ses multiples talents finiraient par le porter aux nues. Peut-être ses pensées secrètes eurent-elles inconsciemment une influence néfaste sur Tal qui ne supporta plus le poids des attentes excessives de sa mère. Ewel s'interrogea: avait-elle été une mère trop exigeante? Quand ses enfants étaient petits, elle leur répétait que Yoav s'appliquait dans son métier d'ingénieur, qu'elle-même s'investissait dans son métier d'enseignante et qu'ils devaient à leur tour assumer au mieux leur métier d'élèves. Tant qu'ils réussissaient leur scolarité, elle n'avait pas de demande particulière. Elle ne ressemblait en rien à cette mère qui exigeait que son fils obtienne toujours 6 sur 6, quitte à travailler pendant des heures. Le caractère perfectionniste de ses enfants était vraisemblablement inné. Un jour, une enseignante de Naïm fit le reproche à Ewel d'être trop stricte: le petit garçon se mettait en colère lorsqu'il ne réussissait pas une activité du premier coup. Or, à la maison, Naïm avait le même comportement lorsqu'il ne parvenait pas d'emblée à terminer un puzzle ou à résoudre un problème d'ordre technique, il s'emportait avec hargne. Ewel n'y était pour rien, au contraire, elle essayait de raisonner le petit colérique.

L'inscription de Tal au lycée ne se déroula pas comme prévu. D'abord son dossier fut envoyé et bloqué dans une école qui ne pratiquait pas l'immersion; ensuite, on lui signala que son niveau d'allemand était trop élevé par rapport aux élèves issus de l'enseignement public qui avaient donc priorité pour accéder au programme bilingue; enfin, pour les mêmes raisons, il n'eut pas le droit non plus d'intégrer une filière pratiquant l'immersion en anglais. Finalement, dépité, Tal commença sa vie de lycéen dans l'établissement le plus proche de leur domicile. Après deux semaines d'école, il rentra à la maison exaspéré:
- Maman, tu m'avais promis que le niveau du lycée était bon.
- Mais oui, Tal, en comparaison avec le secondaire inférieur, le lycée est exigeant.
- Il n'en est rien. A part en latin, les élèves sont des ignares et les cours sont nuls.
- Même en physique, même en maths?
- Ça va! Mais on revoit des notions que je connais déjà.
- Je pense qu'en début d'année, les enseignants font une révision. C'est pas grave! Plus il y de couches…
- …mieux ça tient! Je connais ta théorie. N'empêche qu'en attendant, je perds mon temps. J'en ai ras-le-bol! Je ne supporterai pas quatre ans à ce rythme.
- Que veux-tu que je fasse? On n'a pas les moyens de te réinscrire à l'école bilingue.
- J'y tiens pas du tout.
- Alors qu'est-ce que tu envisages de faire?
- Je veux sauter une année!
Ewel regarda son fils, dubitative: sauter une année au lycée? Cela faisait quatorze ans qu'elle travaillait dans l'enseignement secondaire supérieur et elle n'avait jamais entendu parler d'un élève accomplissant son pensum en trois ans à la place des quatre réglementaires. Plus jeunes, les élèves avaient la possibilité de sauter une classe; plus tard, cela lui semblait impossible. Elle répéta sa question:
- Que veux-tu faire?
- Je veux que tu parles avec mon prof de classe, le doyen du lycée.

Un peu embarrassée, Ewel prit rendez-vous avec Monsieur Roux, l'enseignant de son fils. L'école ne venait que de commencer, il n'y avait pas encore eu d'examens, personne ne connaissait son enfant et voilà qu'elle devait se présenter avec une revendication excessive, probablement une première dans l'histoire du lycée. Elle savait ce que ses collègues pensaient des parents trop orgueilleux, trop procéduriers. Se munissant de l'analyse de texte de Tal sur La Peau de chagrin et d'une bonne dose de courage, elle se rendit au lycée:
- Excusez-moi, je suis Ewel K., la mère de Tal que vous connaissez à peine. Vous savez, le grand blond, un garçon discret. Eh bien, mon fils désire sauter une classe, balbutia-t-elle. Comme vous n'avez certainement vu aucun travail de lui, je vous ai apporté un de ses textes pour que vous vous rendiez compte de son niveau de français.

Monsieur Roux lut les pages qu'elle lui tendait, hocha la tête, se racla la gorge et se lança dans une série d'explications. On ne pouvait pas demander au corps enseignant de préparer des examens pour un seul élève. Jusqu'à ce jour un seul jeune homme avait effectivement pu sauter une classe, mais la direction du lycée s'y opposerait dorénavant à cause de la surcharge de travail pour l'école. Ewel fut surprise par l'existence d'un antécédent. Elle fut moins surprise par la réponse négative de son interlocuteur. Elle n'était pas prête à se battre. L'essentiel de sa démarche consistait à montrer à Tal qu'elle le prenait au sérieux, qu'elle le soutenait, qu'elle était là pour lui, même si elle n'arrivait pas à ses fins.
- Tu auras l'occasion de t'investir dans la vie sociale du lycée. De plus, Monsieur Roux m'a parlé de la possibilité d'entreprendre un semestre extra muros dès l'année prochaine si tu obtiens une moyenne générale d'un minimum de 5,3 sur 6, annonça-t-elle à son retour à son fils consterné.

 Le début de la vie au lycée fut contrarié par un autre problème, un petit problème de santé apparemment anodin, typique de l'adolescence. Ewel constata avec dépit que, malgré sa peau hâlée, son fils développait de l'acné. Elle-même avait souffert de cette maladie inesthétique et souhaitait éviter à son enfant les désagréments qui y étaient liés. Ainsi, elle prit rendez-vous chez son dermatologue qui, après quelques thérapies infructueuses sous forme d'antibiotiques et de crèmes, finit par prescrire au jeune patient un médicament qu'Ewel avait également pris lorsqu'elle avait vingt ans: le Roaccutan. Pendant toute l'année scolaire, l'adolescent prit quotidiennement une trentaine de milligrammes de la molécule active. Le médecin avait prévenu la famille des effets secondaires indésirables du traitement et Tal se soumit régulièrement à des prises de sang. Jamais pourtant, le dermatologue n'avait mentionné le risque de dépression, d'idées suicidaires pouvant mener jusqu'au passage à l'acte. Comme le tempérament et l'humeur de Tal restèrent stables, Ewel ignora purement et simplement la mise en garde sur la notice du médicament. Est-ce que le traitement au Roaccutan a contribué à condamner Tal? Quelques mois après son décès, des émissions de télévision accusèrent ouvertement les géants pharmaceutiques, fabricants du médicament. Ewel prit contact avec un groupe de parents dont les enfants suicidés avaient été traités par l'isotrétinoïne. Alors qu'elle ignorait quelle direction allait prendre cette mise en cause du Roaccutan, il est vraisemblable que la prise de ce médicament par Tal ait constitué une substance érosive qui creusa la première brèche dans l'épais mur du barrage.

 Au lycée, Tal sembla se sentir de plus en plus à l'aise. Il s'amusa des bêtises de ses camarades, de leurs fous rires, participa aux journées à thèmes en se déguisant, jeta des bombes à eau, déambula lors des manifestations d'étudiants. Il se lia d'amitié avec plusieurs garçons de sa classe: le fameux clan des célibataires, comme ils s'intitulaient. Ewel observa avec joie la lente éclosion de son fils: moins timide, moins taciturne, il lui parut de plus en plus souriant et confiant. En plus des ses activités extra scolaires habituelles, il prit part à la mise en place d'un Parlement de jeunes et commença à sortir le soir. Avec le message clair "jusqu'à dix-huit ans, les parents fixent les règles, après tu es libre", Yoav et Ewel imposèrent une heure de rentrée qui coïncidait avec l'horaire du dernier train. Tal se tenait à cette simple règle et ses parents avaient totale confiance en lui.

 Ses résultats scolaires étaient excellents. Il travaillait un strict minimum, mais obtint 5,7 de moyenne. Ainsi, comme Monsieur Roux l'avait promis, il fut dispensé d'école au deuxième semestre de la deuxième année de lycée. Comme il étudiait le latin au détriment de l'anglais, la famille K. estima qu'un séjour dans un pays anglophone lui serait bénéfique. C'est ainsi qu'il entreprit son premier séjour extra muros au Canada, à proximité de Toronto. Il quitta Genève en compagnie de quatre jeunes filles, parmi lesquelles une camarade de son lycée et une élève d'Ewel. A son retour, Tal n'eut aucune peine à rattraper les disciplines qu'il avait manquées pendant trois mois. A l'issue du premier semestre de la troisième année de lycée, avec la même moyenne générale que l'année précédente, il fut d'ailleurs autorisé à entreprendre un deuxième séjour hors murs. Son enseignant remarqua à  cette occasion qu'il devait essayer d'obtenir 6 de moyenne à la maturité, ce qui exaspéra l'adolescent:
- Ils n'ont que ça en tête, comme si l'école était ma préoccupation principale, s'insurgea-t-il.

Ce deuxième extra-muros était le début de la rupture, mais cela, tout le monde l'ignorait.


Photo passeport de sa carte de lycéen:
l'acné est à peine visible.

1 commentaire:

  1. Ce cartoon, que moi aussi j'avais remarqué dans l'émission Infrarouge/Tabou, me paraît également bien adapté au cas de notre fils. Il ne m'a pas choquée, mais je ne pense pas qu'il ait des visées humoristiques. Seulement, il a le mérite de remettre des situations en perspective.
    Je ne supporte plus ces parents qui ne cessent de se plaindre pour ce que je considère comme des futilités. Bien sûr je sais que ma vision est déformée par ce qui est arrivé à notre fils. mais j'ai du mal à entendre les "petits tracas" des autres. Ce qui contribue, j'en suis bien consciente, à mon isolement social.
    Clément non plus n'avait jamais fait de "conneries" pour reprendre le vocabulaire du cartoon : il n'avait jamais fumé, ni cigarettes ni cannabis, il n'avait jamais bu d'alcool, il s'était toujours bien comporté. Il avait su rester à l'écart de tous ces dangers qui menacent les jeunes et qui font peur aux parents. Mais l'exemplarité de sa conduite ne l'a pas mis à l'abri du suicide. Il nous l'avait dit lui-même : c'est injuste !
    Pourquoi les parents ne pensent-ils qu'aux risques de l'alcool, des drogues et aux accidents de voiture ? Pourquoi ne sont-ils pas avertis des risques de suicide ? Pourquoi ne sait-on pas, à moins d'y avoir été confronté personnellement, que les psychoses touchent un pour cent de la population. Si on le savait, on serait certainement plus vigilant lors des premiers signes d'expression d'un mal-être ! Je pense que c'est là que les associations de prévention ont un rôle à jouer.

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