Huit mois après, l'absence, le manque et mon chagrin atteignent un paroxysme. Je suis hypersensible, irritable et me heurte de plus en plus à l'incompréhension de personnes qui considèrent que maintenant cela suffit, que la période de deuil a assez duré. La relation avec mon mari est tendue au point que je me demande comment un couple peut survivre à une telle catastrophe: beaucoup se séparent effectivement dans ces circonstances. Paradoxalement, nous avons besoin l'un de l'autre, nous nous soutenons comme les deux fragiles intrados d'un arc, privé de sa clef de voûte. L'excellent livre de Christophe Fauré Après le Suicide d'un proche renseigne sur le deuil spécifique, traumatique qu'entraîne un tel acte. Or, qui s'intéresse à ce genre de sujet, sinon les personnes touchées de plein fouet par ce drame? L'auteur, un psychiatre, explique que ce choc émotionnel dont on ne se remettra jamais totalement dure une à plusieurs années et entraîne une difficulté de vivre extrême. Au fond, je n'avais pas besoin de le lire, puisque je l'expérimente au quotidien.
En juin, les élèves nés en 1988 passent leur maturité. On m'envoie surveiller une épreuve de maturité en mathématiques, j'en suis totalement incapable. J'imagine mon propre fils en train de plancher sur ces problèmes et cette vision m'anéantit. Dans mon désespoir, je mets à exécution une idée qui s'est imposée immédiatement après le drame: pour rendre le souvenir de Tal vivant, j'aurais voulu créer une fondation au nom de mon fils qui attribuerait des prix de maturité à des élèves de son lycée qui réussissent cette série d'examens en dépit de difficultés personnelles ou d'un pronostic négatif, à des élèves qui se sont battus et constituent donc un exemple, même s'ils n'obtiennent pas forcément les meilleures notes. L'idée de la fondation s'est transformée à l'heure actuelle en un prix unique attribué lors de la cérémonie de maturité de cette année. Je ne veux pas que ma volonté de perpétuer le souvenir de Tal devienne trop pesante pour son frère. A mon grand étonnement, le directeur de l'établissement de mes fils accepte ma proposition tout en modifiant le libellé du prix. Comme il estime qu'un prix en mémoire d'un camarade défunt est trop lourd à porter, il attribuera un prix de la solidarité à un groupe d'élèves qui le versera à une œuvre caritative de son choix: finalement c'est la classe de Tal qui recevra le prix. Un autre projet qui me tenait à cœur ne verra au contraire jamais le jour: j'aurais précisément voulu inviter cette classe pour un repas. J'aurais voulu interroger les camarades et amis sur les faces cachées de la personnalité de mon fils. Ce désir ne sera probablement jamais exaucé: les adolescents respectent une sorte d'omerta. Que craignent-ils? De quoi ont-ils peur? Ignorent-ils que la parole est libératrice? Même si les mots font mal, il permettent paradoxalement de panser les blessures. J'utilise les mots chaque semaine chez ma thérapeute, je les utilise chaque fois que je les pose sur ces pages blanches. Mon mari par contre les fuit.
A cette même période de l'année, D., un de meilleurs amis de Tal, a tenu à lui rendre hommage dans le "Yearbook" de l'école; je retranscris ici son beau texte duquel je le remercie, tout comme je remercie les camarades de mon fils de leurs phrases citées plus haut:
Nous avançons ensemble sur la route de la maturité.
En route, l'un de nous nous a quittés.
Il nous a quittés sans révéler le mystère de son talent, immensément impressionnant,
Pour les connaissances dans tous les domaines du savoir, et pour l'aisance dans les études.
Il nous a quittés sans nous livrer le secret de son humour enjoué de tous les instants.
Il est parti sans dévoiler la source de l'énergie qui le faisait pédaler des kilomètres chaque jour à vélo sans jamais s'en lasser.
Ils nous a quittés en laissant dans notre tête le son de sa guitare et de sa batterie dans la salle de musique, sur les planches du concert de l'Escalade, le son de sa passion pour la musique.
Nous voyons encore Tal assis sur le banc du lycée en train de boire son café. Oui: il est en t-shirt par dix degrés à peine!
Tal, nous t'aimons et ne t'oublierons jamais.
A cette époque, le frère de Tal fait des prouesses incroyables: il réussit les examens de percussion de la classe terminale de l'école de musique de notre commune. Au lycée, il est promu avec certificat alors qu'il avait sauté la dernière année du secondaire inférieur et qu'il a dû vivre le deuil de son frère. Je suis si fière de lui. Si inquiète également: pourvu qu'il ne s'identifie pas trop à Tal! Je n'ai que faire de la perfection assassine. Heureusement que mon cadet n'est pas vraiment perfectionniste: cependant, il est volontaire et résolu. Il ne parle que rarement de son frère, ma tristesse l'exaspère. Quand je lui explique ma peine d'avoir perdu un enfant, il rétorque: "Mais moi, j'ai perdu mon idole!" A cette époque, je suis inquiète et en souci à cause de mon mari qui persévère dans le déni, qui continue à fuir sur son vélo, à se réfugier dans son travail, à faire de la course à pied. Parfois, il tombe malade: une toux chronique, un dos coincé, un écœurement. Quand on lui parle de psychothérapie, il se braque comme s'il s'agissait d'un synonyme de secte. A cette même période, la cousine de mes fils termine l'école obligatoire, réussit son brevet et est reçue au lycée. Elle se pose bien entendu encore beaucoup de questions sur son avenir. Entre temps elle a découvert et appris la langue des signes et fréquente assidûment le milieu des malentendants de la région. Se rend-elle compte de la chance qu'elle a de pouvoir se mouvoir librement entre le monde des entendants et celui des sourds? Oui, elle a de la chance de vivre au sein d'une famille qui a su prendre de bonnes décisions pour elle. Toutefois, elle n'a pas eu de chance avec son grand cousin qui aurait toujours dû rester un exemple, un modèle et un camarade pour elle. Sa sœur cadette, bouleversée, a réalisé une banderole qui orne sa chambre depuis la mort de notre fils. On y lit: "Tal, rosée du matin; Tal, reviens!"
Neuf mois après, le 8 juillet est à nouveau un dimanche. Je me rends à nouveau à mon cours de yoga et comme pour me rappeler quel jour nous sommes, le tableau de bord de ma voiture y indique 444 km pour un total de 100888 km et la réceptionniste du centre me donne la clé numéro 8. Neuf mois correspondent à la durée d'une grossesse. Mon deuil dure plus longtemps, il ne s'interrompt pas avec une naissance et il est beaucoup plus douloureux qu'un accouchement. Néanmoins, je pleure moins à présent. J'ai tellement pleuré que mon réservoir de larmes s'est asséché. On dit qu'on a le droit de pleurer, mais qu'il faut savoir s'arrêter. Quelle ignorance! On s'arrête, car on ne peut plus pleurer, malgré le sentiment que les larmes soulageraient, nettoieraient la blessure qui tarde à se refermer. Je suis en train d'écrire les derniers chapitres du livre de mon fils. Je pensais que la durée du deuil correspondrait au temps d'écrire le livre de Tal. Je me suis également trompée. Un livre s'écrit plus vite que ne s'achève le travail de deuil. Comment savoir qu'une biographie est terminée? La vie de Tal s'est arrêtée brutalement, sa mort devrait être le point final de mon texte.
Il n'en est rien. J'ai fait des choix dans sa biographie. Je n'ai pas tout raconté. Je n'ai pas raconté tous les voyages que nous avons effectués, par exemple notre séjour d'un mois à Toronto, le deuxième voyage aux USA avant le 11/9, nos nombreuses vacances de ski ou notre escapade fluviale en péniche que Tal avait tant goûtée. Je n'ai pas raconté certaines de ses prouesses, comme son aisance à skis, son plaisir à nager et ses participations à la coupe de Noël, une compétition populaire de natation dans l'eau glacée du lac Léman. Je n'ai pas raconté les aventures que j'ai partagées avec lui. Par exemple, sur une via ferrata à proximité de Briançon, Tal et moi, les seuls qui ne souffraient pas trop de vertige, nous sommes engagés, équipés de harnais, sur un tracé si difficile et si raide que nous n'en revenions pas d'être arrivés au sommet. Je n'ai pas raconté notre descente en canoë sur l'Ardèche. A la place de couvrir la distance prévue en une journée, Tal et moi nous sommes par erreur lancés dans la descente prévue en deux jours. Tal a superbement dirigé le canoë, nous avons ramé comme des forçats et avons réussi à rejoindre l'arrivée avant la tombée de la nuit, les membres ankylosés, mais si fiers de notre exploit. Non, un livre n'est qu'un reflet tronqué d'une vie. Néanmoins, il était nécessaire pour moi de garder une trace de cette vie, même si celle-là demeure par définition incomplète.
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