mardi 9 février 2010

Chapitre vingt-neuf


Septembre noir
   
La rentrée scolaire de fin août et le mois de septembre représentaient toujours une épreuve pour Ewel. Même si elle appréciait les longues semaines des vacances d'été, elle trouvait la coupure trop longue et la reprise du rythme effréné de la vie scolaire lui posait de plus en plus de problèmes à mesure que les années passaient. Heureusement, ces difficultés étaient compensées par son expérience professionnelle et l'assurance acquise pendant ses dix-sept années d'enseignement. Pour cette raison, les obstacles qu'elle rencontra ce mois de septembre-là la surprirent avec d'autant plus de véhémence qu'elle n'y était pas préparée. Le retour en classe l'épuisa, les quatre programmes qu'elle devait assurer lui paraissaient d'un poids excessif. Elle fut incapable d'apprendre et de retenir le nom des cent cinquante élèves dont elle avait la charge. Elle eut du mal à se concentrer et à tenir un discours cohérent. Quelques heures de cours d'affilée lui paraissaient interminables. Elle se mit à guetter le son de la cloche libératrice avec autant d'impatience que les élèves. Le plus inquiétant fut qu'elle ne réussit pas à donner une explication satisfaisante à son état. A défaut, elle se persuada que son épuisement était la conséquence du déménagement de l'été. La maison n'était toujours pas terminée, les retouches tardaient. Elle n'avait plus la force, ni le courage de courir derrière l'architecte et les entreprises. Quant à Yoav, il avait renoncé à rappeler les corps de métier. Une fois de plus dans sa vie, Ewel se sentit vide, privée de toute énergie vitale.

Pour Tal, ce septembre représenta le retour à l'école non pas après deux, mais cinq mois de vacances. Ewel aurait dû anticiper les difficultés qu'une telle reprise entraînerait. A cause de son propre état, elle ne fut pas assez attentive à celui de son fils. Ce dernier fut à nouveau obligé de se plier au cadre contraignant et infantilisant de l'école. En plus de son horaire chargé, il dut rattraper les examens manqués pendant son extra-muros. Malgré sa facilité dans ses études, ces examens exigeaient un minimum de préparations. Or, il y répondit avec une nonchalance qui rappela la passivité de son cousin trois ans plus tôt. En effet, le comportement de Tal se modifia, mais pas suffisamment pour que ses parents y prêtent attention et s'alarment. L'adolescence étant une période de perpétuels changements et remises en question, l'attitude du jeune homme sembla s'inscrire dans un processus normal de croissance et de maturation. Ses plaintes au sujet de l'école, de ses enseignants, de ses camarades, de son frère, de ses parents, de la nourriture, du temps, de la nouvelle maison, de tout et de rien ne semblèrent pas anormales, mais juste l'expression d'un crise passagère. A aucun moment, Ewel ne reconnut la détresse de son fils. Parfois, un peu agacée, elle fit des commentaires qu'elle regretterait plus tard:
- Tu es méprisant, Tal! Tu n'as aucun mérite d'être né avec un cerveau aussi performant. Tu acquerras ta propre valeur, le jour où tu auras accompli quelque chose dans ta vie!
- Tu te comportes comme un roi vis-à-vis de ses vassaux. Ne te prends pas pour le roi David, tu es Tal!
- Je sais à présent pourquoi les garçons doivent quitter un jour le nid familial! En grandissant, vous prenez de plus en plus de place. Vous vous sentez comme le maître des lieux. Quand le nid devient trop petit pour vous, vous devez le quitter, commencer votre propre vie.

Ces remarques parurent indignes de commentaires à Tal qui haussa les épaules avant de se réfugier dans sa chambre. En fait, le moment de quitter le domicile familial n'était pas venu pour lui à cause des longues études universitaires qu'il envisageait. Toutes les portes lui étaient ouvertes, mais les questions concernant son avenir le préoccupaient. Comme sa grand-mère le lui avait suggéré, il se rendit dans un centre d'orientation où les conseillers, après lui avoir fait subir un série de tests, lui proposèrent des filières professionnelles très diverses. On lui recommanda les métiers de musicien, diplomate, chercheur en sciences ou médecin. Aucune proposition ne sembla vraiment l'enthousiasmer, mais Ewel se rassura à l'idée que l'appétit vient en mangeant. Lorsqu'il lui demanda son avis, elle lui proposa la médecine pour la culture générale, pour la profession; il pourrait plus tard s'orienter vers la recherche et pratiquer la musique par plaisir. Pour une fois, Tal sembla acquiescer. Depuis longtemps, il avait renoncé au rêve d'enfance de devenir chef d'orchestre. Il avait également laissé tomber son idée du métier idéal: devenir meneur de secte! Avec humour, il aimait répéter que c'était le meilleur gagne-pain: on disposait d'argent, de femmes et d'admiration à profusion. Dix jours avant sa mort, dans le séminaire d'orientation, Tal rédigea cette auto-évaluation:
« Je suis à l'aise dans les conversations intellectuelles. Je suis capable de comprendre les autres. J'aime agir avec indépendance. J'ai besoin de stimulation intellectuelle, de créativité, d'autonomie, de changement et de temps libre pour la famille, les amis etc. Mes intérêts sont d'ordre musical, scientifique, littéraire, médical et pratique. Je suis concentré. Je possède un vocabulaire assez riche. Je m'exprime facilement. Je sais faire une critique sans être trop blessant. »
Est-ce que ce sont là des phrases d'un jeune homme dépressif, d'un jeune homme candidat au suicide? Que se passa-t-il pendant ce mois de reprise scolaire?

Le seize septembre, la date de son dix-huitième anniversaire, tomba un samedi. Ewel demanda à son fils ce qu'il comptait faire à l'occasion de cette journée exceptionnelle et s'irrita contre son "rien" déterminé.
- Rien? Ça ne va pas! Tu as dix-huit ans, l'âge de ta majorité. On doit fêter ce jour! C'est un grand moment dans une vie!
- Pour moi, c'est pas important et je n'ai pas envie de fêter.
- Alors, on fait comme d'habitude. On invite grandma, grandpa et toute la famille?
- Fais ce que tu veux!

Déçue, mais pas vraiment surprise de la réaction de son fils, Ewel téléphona à tous les membres de la famille pour les convoquer à un brunch. Malgré une migraine d'enfer, elle se leva de bonne heure pour préparer le gâteau au fromage blanc que Tal avait demandé pour l'occasion; elle s'en réjouit, car c'était également sa pâtisserie préférée: son fils lui ressemblait à bien des égards. Comme d'habitude, elle manqua la cuisson: au lieu d'obtenir une belle forme circulaire, son œuvre s'avéra aussi difforme qu'une perle baroque. Pour se faire pardonner, elle décida d'en faire une sorte de plaisanterie et malgré son mal de tête, enfila un costume de Fifi Brindacier au moment de présenter le gâteau à son fils. Il rit de bon cœur. Comme il se doit à dix-huit ans, Tal fut gâté par les membres de sa famille. Après avoir débouché une bouteille de champagne et goûté le contenu d'un magnum de 1988, il reçut ses cadeaux. Sa tante et ses oncles lui offrirent une somme généreuse pour son équipement de musique, ses parents un bon pour obtenir son permis de conduire, son frère quelques BD et ses grands-parents lui remirent cérémonieusement la chronique familiale rédigée par grandpa, cinq brochures dans une cassette en bois où se trouvait également une lettre en allemand:

Cher Tal,
Cette histoire de famille que nous te remettons à l'occasion de ton dix-huitième anniversaire ne te paraîtra probablement pas très importante aujourd'hui. Ce n'est pas surprenant, car devant toi se trouvent, espérons-le, de nombreuse bonnes années et nous te le souhaitons de tout cœur!
Malgré tout, tu devrais bien conserver le contenu de cette boîte. Dans 40 ou 50 ans, peut-être plus tôt, tu verras le passé avec d'autres yeux qu'aujourd'hui. Un jour, on ne se demande plus seulement où nous mène le chemin de la vie, mais également d'où il part.
Ces écrits pourront peut-être te donner les réponses concernant les aïeux de ta mère. C'est pourquoi cela nous ferait très plaisir que tu les ressortes un jour et les lises avec intérêt.
Une longue et heureuse vie te souhaitent tes grand-parents.

Avait-il lu la lettre? A dix-huit ans, on ne peut pas faire la part des choses, saisir les différentes trames d'une vie qui se superposent au fil des années; tout est vécu au premier degré. Tal entreposa la boîte et son contenu dans sa bibliothèque et ne l'ouvrit plus pendant les trois semaines qui précédèrent sa mort. Dans la chronique se trouvent les photos du frère de Grossmutter, la grand-mère d'Ewel, mystérieusement disparu dans le Rhin en 1924. En janvier 2007, Ewel lut la seule phrase qu'elle y trouva à son sujet: "Nous ne savons ni si Otto avait entrepris une formation professionnelle, ni laquelle. On ne parla pratiquement jamais de la vie et de la mort des deux frères. Aujourd'hui, nous regrettons d'avoir respecté ce tabou…" Ce tabou, Ewel ne le respecterait plus après le suicide de son fils.

Que représentaient ses dix-huit ans pour Tal? Il avait à la fois l'impression d'un renoncement, d'une perte de temps - à l'école par exemple - et d'une peur diffuse de l'avenir. Conscient qu'il quittait définitivement l'enfance mais qu'il n'était pas encore adulte et capable de s'assumer seul, il éprouvait d'une part de la nostalgie pour un temps révolu où le monde lui paraissait encore digne d'intérêt et d'autre part la crainte de ne pas être à la hauteur des exigences du monde adulte. Le dimanche 24 septembre par exemple, les Suisses furent appelés aux urnes pour se prononcer sur un éventuel durcissement de la loi concernant l'asile des étrangers. Intéressé par le sujet, Tal s'était rendu avec ses parents à une soirée d'informations en présence de Ruth Dreifuss, ancienne conseillère fédérale, et de deux politiciens genevois de droite et de gauche, tous opposés à cette nouvelle loi. Le jeune homme suivit attentivement les exposés pour se préparer à ce vote crucial, le premier de sa vie. Dimanche matin, Yoav et Ewel se levèrent de bonne heure afin d'accomplir leur devoir citoyen avant de pratiquer leurs activités sportives respectives. Quand ils rentrèrent vers midi, Tal dormait encore. Lorsqu'ils exprimèrent leur déception parce qu'il avait manqué la votation, il se mit en colère, leur reprochant de ne pas l'avoir réveillé à temps. Visiblement, il avait du mal à prendre ses responsabilités, à se considérer comme adulte.

Avant son anniversaire, le seize septembre, Tal était mineur. Au lycée, on aurait dû s'alarmer du silence dont il entourait son TM. Or, il ne rencontra jamais l'enseignante censée l'encadrer dans ses recherches. Cette enseignante, qui était payée pour superviser son élève, aurait pu téléphoner à Ewel et Yoav pour les informer d'un problème, même s'il avait été d'ordre relationnel entre elle et leur fils. Dans cette totale indifférence, Tal se retira progressivement de son cadre de vie quotidien. Personne ne perçut ce détachement progressif. Seuls quelques camarades s'étonnèrent de ne plus le voir travailler du tout, de s'installer devant une épreuve dans son option principale sans avoir au préalable consulté le moindre document. Un jour, les cours furent suspendus pour donner la parole à un groupe de prévention contre le suicide. Avec détachement et scepticisme, Tal observa de loin la pièce de théâtre et le débat qui suivit. Les dépliants distribués suscitèrent des fous rires chez les plus jeunes des élèves. Soudain, il explosa:
- Taisez-vous, hurla-t-il, bande d'abrutis, ce ne sont pas des plaisanteries, c'est du sérieux.

Les élèves regardèrent le jeune homme avec étonnement, mais personne ne rapporta la scène à Ewel. Dans cette totale indifférence, la direction du lycée, au lieu de convoquer l'élève pour faire le point après son extra-muros et de discuter avec lui de son TM, prit l'initiative de lui envoyer une lettre. En Suisse, on ne se parle pas, on envoie des lettres. Des lettres anonymes, des lettres de menace, parfois des lettres d'excuse. En Suisse, on ne communique pas sans avoir pris rendez-vous, on n'exprime pas ses émotions de manière trop ostentatoire, on a des exigences, on est perfectionniste jusqu'à un certain point, car la Suisse est le pays du compromis; il faut constituer une bonne moyenne, ne pas faillir bien sûr, mais ne pas être excellent non plus. La Suisse est l'un des pays au monde avec le plus haut taux de suicides: une personne part toutes les six heures, quatre personnes par jour.
 
Les 18 ans de Tal

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