lundi 15 février 2010

Chapitre trente-deux


Lendemain

Dimanche 8 octobre, après une nuit de pleine lune, un brouillard laiteux avait enveloppé la ville du bout du lac, mais la journée promettait d'être radieuse après sa dissipation. Yoav et Ewel s'étaient levés de bonne heure. Elle prépara le déjeuner pour les amis qu'elle avait conviés après son cours de yoga; quant à Yoav, il répara le mountain bike de son fils avant d'enfourcher son propre vélo pour son tour dominical. Lorsque tous deux rentrèrent, Tal était sorti. Yoav ne s'en inquiéta pas, seule Ewel repensa à la conversation du soir et ressentit soudain de l'anxiété. A table, son amie Amelia fit une remarque qui renforça son sentiment d'appréhension. Yvan allait au même cours de mathématique que Tal et avait rapporté l'attitude étrangement nonchalante de ce dernier lors de la dernière épreuve. Ewel remarqua:
- Tal ne va pas bien en ce moment, il faut qu'on lui parle.
- Comment ça? - répliqua vivement Yoav - que dis-tu? Il va parfaitement bien!
- Non! s'exclama la mère, irritée par le manque de sensibilité de son mari, il ne se sent pas bien! Il m'a parlé hier soir, il m'inquiète vraiment.

Après le départ des amis, Yoav demanda à sa femme de l'accompagner pour un deuxième tour à vélo. En quittant la maison, ils entendirent le vrombissement d'un hélicoptère qui survolait leur quartier, mais n'y prêtèrent pas d'attention. Quelques heures plus tard, ils devaient apprendre qu'on l'avait envoyé pour secourir leur fils, pour tenter de le ranimer, pour finalement emmener son corps. A leur retour, Ewel s'installa devant l'écran de son ordinateur. Son fils n'était toujours pas rentré, aussi sentit-elle son ventre se serrer et sa respiration s'accélérer. Puis, tout se précipita! Leur existence bascula! 

En fin d'après-midi, après le départ des deux policiers, le vide insupportable laissé par la disparition tragique de Tal s'emplit peu à peu de la présence de la famille d'Ewel, de leurs voisins, et de Johan chez qui Tal aurait dû se rendre pour terminer un rapport de physique. Dans la chambre du jeune homme, quelqu'un découvrit la lettre. Non, il ne s'agissait pas d'une lettre d'explications ou d'adieux, comme Ewel l'avait espéré - quelques mots lui auraient suffi: "maman, je t'aime, pardon…" Non, il s'agissait d'une lettre avec en-tête officiel et des formules de politesse convenues malgré la brutalité de son contenu. Ewel ne l'avait jamais vue. Depuis trois semaines, depuis que son fils était majeur, elle n'avait plus ouvert son courrier:
Genève, le 4 octobre 2006
Concerne: Travail de maturité

Monsieur,
Votre maître accompagnant votre TM nous a signalé que jusqu'à ce jour, vous n'avez rien produit en rapport avec votre travail de recherche.
Vous nous contraignez à vous imposer à présent un ultimatum pour la reddition de votre travail. Aussi, nous vous prions de nous le remettre, même dans sa version provisoire, au plus tard le jeudi 12 octobre 06. En cas de non respect de cette consigne, vous n'obtiendrez pas votre certificat de maturité.
Nous comptons sur votre coopération et vous prions, Monsieur, de recevoir nos salutations les meilleures.

                            M. Dot, doyen
          
Soudain, Ewel comprit les paroles découragées de son fils. Il avait pris au mot cette lettre de menaces. Comme elle en ignorait l'existence, elle n'avait pas pu lui dire que le travail de maturité avait perdu en importance depuis que des élèves avaient fait recours contre leur échec à l'aide d'avocats. Elle n'avait pas su encourager son fils, elle n'avait pas pu diminuer sa crainte de l'échec, elle n'avait pas réussi à décrypter sa détresse, elle n'avait pas posé les bonnes questions et, pire, elle n'avait pas su l'entendre. Elle s'interrogea toutefois: quelles avaient été les motivations d'une telle lettre? Jusqu'à ce jour, Tal n'avait jamais failli à ses devoirs, il avait été un élève brillant. Pourquoi soudain un tel zèle, une telle rigueur administrative? Pourquoi une telle menace alors que des élèves étaient autorisés à se présenter aux examens de maturité sans avoir réussi leur TM? Pourquoi un délai aussi court? Dans d'autres lycées, celui d'Ewel en l'occurrence, la date de la remise du travail était fixée après les vacances d'octobre, deux semaines plus tard. Dans son incommensurable chagrin, Ewel déchira la lettre fatale, l'élément déclencheur du suicide de son enfant, avec un cri de désespoir.

Yoav et Naïm commencèrent à fouiller la chambre du jeune homme. Ils y trouvèrent son agenda. Il était pratiquement vide à l'exception de deux pages sur lesquelles Tal avait griffonné en majuscules jaunes les mots franglais "DEADLINE" et "DEADLINE DE LA MORT" sur les journées du 12 octobre et du 13 novembre 2006, précisément les dates de la reddition et de la soutenance orale du mémoire comme Ewel l'apprendrait plus tard. Mais la plus macabre des découvertes fut la page Internet sur le suicide par pendaison, dans la mémoire vive de l'ordinateur du jeune homme. Il l'avait consultée le matin avant son passage à l'acte. Tal était brutalement décédé par un bel après-midi d'automne sur un chêne centenaire comme celui qu'Ewel avait sauvegardé à côté de leur maison, un chêne situé face au magnifique paysage dominé par le Mont-Blanc. Les nombreux espoirs et rêves concernant un enfant aussi prometteur avaient été anéantis en quelques heures d'égarement et de découragement. Tout cela paraissait tellement absurde, tellement inconcevable! Or, la mort de Tal était tellement réelle, tellement définitive. La vie bascule en un instant: on s'installe sur une moto, on organise un brunch avec des amis ou on s'affaire devant un ordinateur. Ce qui a été n’est plus.

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