lundi 30 novembre 2009

Chapitre premier


Fin


Le soleil et les restes de brume de ce beau dimanche d'octobre conféraient aux alentours de la maison rouge une atmosphère épurée d'estampe japonaise. Ewel jeta des regards furtifs à travers la fenêtre et essaya de puiser dans le paysage ukiyo-e l'apaisement qui lui faisait défaut. Elle inspira profondément et se retourna vers son écran d'ordinateur pour entreprendre son travail, pour préparer les cours du lendemain, vainement. A mesure que les minutes passaient, son inquiétude grandissait, son ventre se serrait, et malgré sa pratique du yoga, sa respiration se fit moins régulière.

Yoav, son mari, entra dans le bureau sans frapper:

- A propos, j'ai complètement oublié de te dire. Il y a environ une heure, deux hommes sont venus sonner à notre porte, lui lança-t-il.
- Comment ça, deux hommes? C'était qui?
- J'en sais rien, il se sont rendus chez Eva, à côté. Elle leur a proposé de revenir plus tard, quand nous serions rentrés.
Cette banale information la bouleversa, les battements de son cœur s'intensifièrent, son estomac se noua et elle suffoqua.

- Que t'arrive-t-il? s'étonna Yoav.

- Il s'est passé quelque chose de grave! Tal devrait être dans sa chambre en train de terminer son travail de maturité (TM)! Il me l'avait promis, or il s'est absenté toute la journée! Il lui est arrivé quelque chose! Et toi, qui disais tout à l'heure encore qu'il allait parfaitement bien! Tu es aveugle, tu es inconscient, comme d'habitude! hurla-t-elle à l'encontre de son mari ébahi.


Yoav avait l'habitude des explosions de colère de sa femme, mais là, il ne la comprenait vraiment pas. Tal, leur fils, était majeur depuis trois semaines. C'était dimanche après-midi, peu avant cinq heures. Qu'arrivait-il à Ewel? Rien ne justifiait son inquiétude. Tal était sorti faire un tour et reviendrait avant la tombée de la nuit pour se mettre au travail. De toute façon, il n'avait pas besoin de faire d'efforts: tout lui réussissait. Il était un élève brillant, au pire, il passait parfois une nuit blanche pour terminer une dissertation ou un rapport de physique.


Ewel se tenait dans son bureau du premier étage, debout contre la fenêtre, les mains posées sur ses tempes. Elle sentait son cœur frapper à l'intérieur de sa cage thoracique comme un prisonnier claustrophobe contre les barreaux de sa cellule. Soudain elle repéra des silhouettes qui avançaient en direction de leur maison et s'écria:

- Les voilà! Les revoilà!
Elle se précipita dans les escaliers, s'approcha de la porte d'entrée, mais n'ouvrit qu'après avoir entendu l'épouvantable mélodie du Big Ben qui leur servait de sonnette. D'abord, elle ne vit que la plaque d'immatriculation que brandit le premier des deux hommes devant ses yeux, ensuite elle entendit les titres qu'il prononça, mais ne saisit pas les noms des individus; enfin elle distingua un homme d'âge moyen en veste de daim et un autre, plus jeune, en jeans:
- Commissaire X! Et voici mon assistant, Y!
Sans leur laisser le temps d'expliquer la raison de leur visite, elle s'exclama:

- Vous venez à cause de mon fils?

- Oui!

- Il lui est arrivé quelque chose?

- Oui!

- Il s'est suicidé?

Avant qu'il n'eût le temps de répondre, elle identifia l'expression horrifiée de l'homme.

- Oui!

- Il est mort?

- Oui!

Avec un cri de douleur, elle s'effondra sur le paillasson. La confirmation du pire des pressentiments la faucha comme les blés en plein été. Malheureusement la nouvelle ne la tua pas. Une foule de pensées lui traversèrent simultanément l'esprit. Il devait s'agir d'un malentendu, les deux individus s'étaient trompés d'adresse, c'était une très mauvaise plaisanterie. Il s'agissait d'une fiction comme dans le roman de Dürrenmatt,
La Promesse, qu'elle lisait avec ses élèves. Les enfants ne meurent pas. Pas ainsi, pas aussi vite! Cela ne pouvait pas être vrai. Et si cette erreur était vraie, cette nouvelle situation était injuste, la pire des injustices! Plutôt mourir que vivre la perte de son enfant, plutôt être enterrée vive que survivre à une telle catastrophe. Yoav avait rejoint le petit groupe au seuil de la porte. Il reçut la nouvelle comme une grenade lui explosant en pleine figure. Or, malgré la blessure béante, il ne chancela pas et avec une force surhumaine, se saisit du téléphone. Après quoi, il partit avec l'assistant Y pour aller informer les parents d'Ewel.

Du fond de l'abîme dans lequel elle avait plongé, de crainte de tomber encore plus bas, Ewel avait rampé à quatre pattes jusqu'au salon et s'était étendue sur le kélim. Restée seule avec le commissaire, elle demanda d'une voix brisée:

- Et comment, comment s'y est-il pris?

- Il s'est pendu!
- Pendu!
Elle se sentit envahie d'une nausée qui l'étranglait.

- Vous n'avez pas constaté s'il s'était procuré une corde? l'interrogea le policier.

Mais oui, Tal possédait une corde. Une corde verte qui avait fait son apparition de nombreuses années plus tôt. A l'époque, Tal s'intéressait aux nœuds marins, après les avoir appris, il s'était exercé avec la corde. D'où venait-elle? A force de la voir traîner dans la maison, elle avait fini par devenir un objet familier. A présent, elle était devenue l'arme d'un crime.

- C'est juste, il possédait une corde, finit-elle par avouer au policier.
Plus tard, Yoav raconta à sa femme qu'il avait retiré l'objet du délit de la chambre de leur fils pour le ranger dans la cave. Pourtant l'arme meurtrière avait mystérieusement réapparu chez Tal, Ewel l'avait vue, mais elle n'y avait pas prêté attention. Elle ressentit soudain un insupportable sentiment de culpabilité.

Entre temps la maison commença à se remplir: les parents, Diane, sa sœur, le mari de celle-ci et Mauris, le frère d'Ewel, les amis proches, Eva et Raymond, les voisins. La nouvelle faisait l'effet d'une avalanche qui gonflait à mesure qu'elle se précipitait sur la commune et la ville, entraînant tout sur son passage.
Ewel répéta la même litanie:
- Je le savais! Je l'avais pressenti! Mais pourquoi, pourquoi a-t-il fait ça! Il était parfait, sauf ses trois incisives, il était parfait! Je veux voir mon enfant, où est mon enfant! Tal, oh Tal!
Cependant, elle ne pleura pas. Pas une larme pour accueillir cette tragédie, le pire des sorts pour une mère: la mort soudaine, brutale de son enfant chéri. Totalement anéantie, elle entendit son beau-frère lui promettre qu'il s'occuperait de toutes les démarches administratives. Les morts ont-ils encore besoin de l'administration? Dans quel monde vivons-nous? Dans un monde propre en ordre où les enfants se suicident et où les survivants doivent entreprendre des démarches bureaucratiques? Dès cet instant, plus rien n'avait de sens, tout était devenu absurde.

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Notre ami lointain a écrit ce beau message :
Il m'a fallu un certain temps entre le moment où j’ai reçu le mail d’I. contenant le lien vers son blog et le moment ou j’ai pu cliquer et y accéder. Ce temps d’hésitation reflète mon appréhension, pourrai-je me confronter à nouveau avec la douleur et la peine que la mort de Tal a suscitées ? Saurai-je encore trouver les mots qui consolent qui réconfortent?
Plus le temps passait, plus le souvenir et la mémoire m’ont envahi et j’ai compris qu’on n’échappait pas au passé, aux émotions et aux sentiments, bons ou mauvais. J’ai alors aussi saisi que le mail d’I. et son blog étaient, au-delà de l’évocation d’un passé douloureux, un cri de vie, de la vie, un appel au présent.
A cet appel je ne puis pas me rebiffer et à I., Y., N. et les jumeaux je ne peux que répondre présent. Je voudrai, I., te dire que derrière la douleur, qui sera toujours présente, j’ai ressenti une forte émotion et une douceur tendre en voyant les photos de Tal, et que j’aimerai vous transmettre cette douceur et tendresse et la partager avec vous tous.
Je te souhaite I. que ta démarche t’apportera ce que tu mérite et
souhaite, un apaisement de l’âme et la joie de vivre.
Nimrod

dimanche 29 novembre 2009

Et pour aujourd'hui voici encore la traduction du psaume CXXXIII que j'ai transcrit en hébreu dans mon texte:

Comme il est bon et comme il est agréable à des frères de vivre dans une étroite union; c'est comme l'huile parfumée sur la tête qui coule sur la barbe, la barbe d'Aaron, et sur le bord de sa tunique; comme la rosée du Hermon qui descend sur les monts de Sion; car c'est là que Dieu a placé la bénédiction de la vie pour l'éternité.

C'est donc un exemple de l'apparition du mot tal/rosée dans la Bible! Il existe bien sûr d'autres passages où le nom de mon fils apparaît, celui-ci est particulièrement poétique et me rend pensive: les frères qui vivent en étroite union, la vie pour l'éternité...

Vie de Tal (suite)





Aujourd'hui, je propose la suite du diaporama de la vie de Tal. D'abord deux photos qui symbolisent la perte... Vous aviez compris: il s'agit de Kratze, le chat, et des Twin Towers!
Mes albums sont pleins de photos de Tal, mais je devrais les scanner au préalable, c'était avant l'ère du numérique.

samedi 28 novembre 2009

PREFACE

Comment préfacer un récit qui nous confronte à la douleur indicible d'un jeune homme pour qui, à un moment donné, la seule issue à cette souffrance est de se donner la mort? Peut-on à travers des mots ne serait-ce qu’approcher la douleur des parents et des proches qui subissent la perte de leur enfant ? Ces mots, existent-ils seulement?

Notre rapport à la vie et à la mort, notre rapport à nous-mêmes et aux autres est, dans ces circonstances, chauffé à vif et les mots semblent se dissoudre dans la douleur et la peine de cette impensable absence. Une expérience aussi brutale bouscule toutes les croyances, tous les idéaux, tous les repères, tous les liens. Tout devient soudainement un chaos.

C’est pourtant avec les mots de l’écrit qu'[Ewel] essaie de dompter ce chaos et redonner du sens à ce qui brusquement n’en a plus. Son récit a la richesse particulière de nous faire partager non seulement la douleur, le désarroi, le désespoir; mais aussi le parcours de vie avec son fils, ses fils, son mari, sa famille, ses amis. Un parcours bâti certes avec des moments de difficultés, beaucoup de questionnements, mais aussi de nombreux moments de grand bonheur, de fierté, de projets reflétant le voyage de l’extérieur à l’intérieur de nous-mêmes qu’elle nous invite à faire.

L’origine de notre vie ne nous appartient pas, en tout cas pas entièrement. Elle est issue de l’acte créateur de nos parents. En revanche, tout un chacun dispose de la capacité de se donner la mort. Mais si cela peut paraître un acte de liberté, l’est-il vraiment lorsque la mort se présente comme seule alternative face à une menace qui nous déborde et qui vient s’emparer de notre être avec une sévérité implacable et sans indulgence? Quelle est la place de l’autre quand la mort se présente comme l’objectif à atteindre, la partenaire à rejoindre et que la nécessité de se soustraire à soi et à l’autre s’impose sur le désir d’être et d’être avec l’autre?

Comme je peux le constater dans ma pratique de pédopsychiatre, c’est bien le rapport à l’autre, autant qu'à soi-même, à son propre corps devenu mature sexuellement, au monde en général, qui taraude puissamment l’adolescent.

Les changements biologiques à l’origine des modifications corporelles et du rapport au plaisir sexuel et aux désirs cachés qui se réveillent, bousculent sans cesse l’image de soi et déclenchent beaucoup d’émotions nouvelles et déconcertantes. L'adolescent va chercher dans le miroir et dans le regard des autres où poser et apaiser la tension identitaire qui s’installe parfois sur la corde raide. Le deuil du corps de l’enfance, le renoncement de l’omnipotence infantile, la desidéalisation des parents, du monde et de soi-même s’imposent pour prendre la mesure des limites de soi et des autres. Gérer les besoins d'indépendance et prendre son autonomie, s’approprier de ses capacités de plaisir en dehors des parents, se dégager de leur influence pour se porter vers d’autres relations n’est pas toujours facile. Il y a parfois un temps de flottement, voire de vide, avant que d’autres relations prennent la relève, des amis, des professeurs, des idéaux sociaux, des relations amoureuses. Ce travail de deuil cohabite avec des forces vitales, des désirs sexuels et hostiles, puissants parfois très redoutables qui, en tout temps, représentent une menace de débordement et de perte de contrôle avec la peur de devenir fou. Il peut être le contrepied trompeur de la fatigue: la passivité, la perte d’intérêt pour l’école, le travail, les loisirs, la peur de décevoir les autres, de ne pas être à la hauteur accompagné de sentiments de culpabilité et perte de l’estime de soi.

Si la dépression nous guette tous, elle a une appétence particulière pour certaines périodes de la vie comme l’adolescence, contrairement à ce que l’on pourrait penser. Seulement, elle est souvent bien déguisée et on ne sait pas la reconnaître tant ses masques peuvent être variés. De plus, on a de la peine à se l’avouer à soi-même et encore plus à la partager avec les autres parce que ces sentiments nous sont intolérables, inacceptables, surtout à l’adolescence. On a besoin des autres pour la démystifier, la tolérer, l’apprivoiser, la soigner s’il le faut. Car la dépression n’est pas un tunnel sans lumière ni sortie, même si à bien de moments elle peut nous apparaître ainsi, au point de nous conduire à penser que seul un acte radical pourrait arrêter la souffrance qu'elle engendre. Une grande majorité d’actes suicidaires est liée à des états dépressifs, c’est pourquoi reconnaître cette souffrance c’est tendre la main à une force de vie qui s’épuise et se dérobe.

L’adolescence est un moment du développement où force et fragilité se côtoient et s’entremêlent dans une quête parfois invisible de points d’appui qui doivent lui être fournis par un environnement sensible à cette recherche. Bien sûr, chaque adolescent réagira selon ses caractéristiques propres. Malgré les exigences émotionnelles auxquelles ils doivent faire face, une grande majorité des jeunes traverse cette période de manière assez harmonieuse encouragés aussi par le plaisir du fonctionnement autonome et responsable.

Parallèlement au processus d’autonomisation des enfants, les parents sont aussi amenés à se détacher de leurs enfants. Comme le dit le poète Kalil Gibran, nos enfants ne nous appartiennent pas. C’est aussi un travail de deuil pour eux. Mais, comment faire face quand sur ce deuil tombe le poids d’une perte qui emporte avec elle cette part à jamais inconnue et incompréhensible que l’acte de suicide nous inflige ?

Le récit d’[Ewel] est bien sûr teinté par la douleur, la peine, les interrogations d’une mère qui se sent amputée d’une part d’elle-même. Mais il porte aussi le germe et l’espoir de retrouver la capacité d’aimer et de créer la vie, d’avoir du plaisir dans des nouveaux liens affectifs, de partager une expérience de vie qui puisse nous rendre tous plus proches de nous-mêmes et des autres.


Dr E. P.-C.

C'est la très belle préface rédigée par mon amie pédopsychiatre pour mon livre inédit.

vendredi 27 novembre 2009

Enfance de Tal





Encore quelques photos de Tal!

Aux USA en 1990 (Brice Canyon)
En Robin des Bois, son héros préféré
A skis à Loëche-les-Bains
A cinq ans

Avant-propos



Pendant les dernières semaines de sa vie, Tal relevait des coïncidences: des rencontres fortuites, des leitmotive et des répétitions, les mêmes musiques paraissant scander son quotidien, des morceaux ambigus comme "Behind Blue Eyes" des Who par exemple. S'identifiait-il à ces paroles?

No one knows what it's like
To be the bad man
To be the sad man
Behind blue eyes

No one knows what it's like
To be hated
To be fated
To telling only lies …
If I swallow anything evil
Put your finger down my throat...
 The Who - Behind Blue Eyes

Le fait que le thème du suicide resurgisse sans cesse n'a pas dû lui échapper. Quelques semaines avant sa mort, l'association Stop Suicide avait fait une intervention dans son école. On m'a rapporté que Tal s'est irrité contre les moqueries et les rires que la pièce de théâtre et les dépliants du groupe de prévention ont suscités.

http://www.stopsuicide.ch/

Une coïncidence tragique consiste en l'anagramme numérique de la date de son suicide, 08.10.06, et de celle de ma naissance 10.08.60, lui-même étant né le 16.09.88. La répétition des chiffres 1, 6, 8 qui se trouvent également dans le nombre d'or - 1,618 - est probablement fortuite. Par ailleurs, son cerveau exacerbé a peut-être planifié cette coïncidence.

Au fond, je n'estime pas les personnes qui recourent à la mort volontaire et encore moins celles qui entraînent dans leur propre mort des innocents, les kamikazes. Je désapprouve l'acte du suicide, mais l'amour pour mon fils transcende ce désaveu. Par ailleurs, son acte nous éclabousse tous: il a résolu ses difficultés, mais elles nous ont contaminées, nous ses parents, son frère, sa famille et ses proches. Son acte nous a stigmatisés. A présent, nous devons apprendre à survivre malgré notre peine, malgré cette vie gâchée, malgré cette absence insupportable. Tal m'avait avoué le soir avant de partir qu'il nous avait tués en rêve. A présent, je comprends et mesure la portée de ses paroles: il a anéanti notre famille, telle qu'elle était jusque-là.

Tal David était mon fils aîné: il avait toujours été un enfant spécial. Sa différence était innée. Comme il était mon premier enfant, je ne pouvais pas le savoir, mais je le pressentais. Mes prémonitions à son égard étaient nombreuses, mais n'ont pas pu le sauver. Il est mort alors qu'il venait de fêter ses dix-huit ans. Les chiffres dix et huit correspondent à deux lettres en hébreu qui se prononcent khaï si on les lit de droite à gauche et elles signifient "il vit" ou "vivant". De toute façon, à dix-huit ans, on est censé vivre, non pas mourir.

Dans ma douloureuse quête de sens, dans le but également de perpétuer le souvenir de mon fils, je désire écrire le récit de sa vie. Afin de faciliter cette démarche, de prendre un minimum de recul par rapport au pire drame de notre existence, je désignerai les membres de notre famille à la troisième personne et changerai tous les pronoms. Ainsi, la mère se prénommera Ewel qui signifie "deuil" en hébreu. Tal gardera toutefois le nom que nous lui avions choisi: il signifie "rosée" dans la langue de la Bible. Par exemple, le seul psaume que je connaissais à cause d'une chanson que nous avions apprise à l'école primaire, contient le nom de notre fils:

Hiné ma tov ouma naïm shevet achim gam yachad;
Kashemen hashouv al harosh yarad el hazakan zkan Aharon shéired al pi midotav;
Ka tal Hermon shéired al harerei Zion ki sham tziva Adonaï et habracha chaïm ad haolam.
(Psaume CXXXIII)

Les connotations de ce nom sont nombreuses: en ce moment, je relève surtout l'aspect éphémère de ce phénomène matinal. Tal est parti à l'aube de sa vie. Mais la rosée possède d'autres sens; elle connote la qualité de ce qui est tendre et elle exprime une forte suggestion poétique. Pour Khalil Gibran par exemple, la rosée participe du cycle perpétuel de l'eau: "La brume qui disparaît à l'aube, ne laissant que la rosée dans les champs, s'élèvera et s'amassera en un nuage et alors retombera en pluie." Dans la langue française, en alchimie, la rosée constitue la matière qui contient l'esprit universel de la nature.

Une biographie se veut objective: mon texte le sera également, tant que j'aurai été le témoin direct d'une scène ou d'une situation. Je reconstituerai d'autres moments de la manière la plus vraisemblable possible: Tal n'est plus là pour me corriger! C'est un lieu commun: ce texte est évidemment une forme de thérapie. Celle qui m'accompagnera tout au long de cette
période de deuil qui semble déjà se prolonger indéfiniment; les journées paraissent beaucoup plus longues qu'en temps normal.

Au quotidien, j'essaye de ne pas négliger le jeune frère de Tal que je prénommerai ici Naïm - un nom arabe, mais aussi l'adjectif hébraïque "agréable" que l'on trouve également dans le psaume ci-dessus; en revanche, dans mon récit, Tal constituera le sujet principal. Comme le soulignait le rabbin David Wolpe, "celui qui est absent est, à cause de la nature de l'absence, plus puissamment présent." Face au caractère inéluctable et mystérieux de la mort, les contradictions font soudain sens.

Le jeune frère de Tal est courageux et capable d'un discernement étonnant pour ses quinze ans. Il est aidé par un psychologue avec lequel il a établi une relation de confiance qui me ravit. Les bons psychologues sont rares, tout comme les bons enseignants d'ailleurs. Les paroles les plus blessantes suite à la mort de Tal ont été prononcées par des professionnels de l'âme: il aurait eu des traits autistes, il aurait été narcissique ou "borderline". Peut-être avaient-ils raison, mais que peuvent me faire ces étiquettes qu'on essaie de coller sur la détresse passée de mon fils, sinon me meurtrir un peu plus? J'ai tout de même fini par accepter un qualificatif concernant Tal, un qualificatif que j'avais refusé de son vivant. Il faisait partie des enfants surdoués. En ce moment, on débat dans les médias pour définir la "surdouance": contrairement aux idées reçues, ces enfants ne sont ni forcément des cancres, ni forcément des génies. Ce sont des enfants dotés d'un cerveau d'une perspicacité hors du commun qui peut leur jouer de sacrés tours, un peu comme un ordinateur qui s'emballe. Parfois, comme dans le cas de Tal, ce cerveau extraordinaire peut s'avérer un cadeau empoisonné.

Voici quelques informations que j'ai trouvées à ce sujet sur Internet: "Cette force extrême qui peut permettre des acquisitions prodigieuses quand le désir est dirigé vers les apprentissages, peut aussi être retournée contre soi, et l'enfant peut se saboter avec une grande violence." Ou encore: “Les adultes, anciens enfants surdoués, accusent un taux de mortalité plus élevé, des tendances dépressives plus importantes, plus de troubles du sommeil, plus de risques d'usage de drogues et d'alcool, de suicide et de passages à l'acte délinquants, le risque étant statistiquement deux à trois fois supérieur à la moyenne de la population globale." Et enfin: "La surdouance intellectuelle n'est pas une maladie mais une caractéristique importante du Moi du sujet, qui peut être associée à d'autres particularités et même à des pathologies psychiatriques. Elle devient en soi un facteur de risque car elle peut générer une inadaptation sociale et scolaire avec toutes les conséquences sur l'équilibre psychologique du sujet."

Je m'interroge: on désigne les conjoints d'une personne décédée par le nom de veuf ou de veuve, les enfants de parents défunts, d'orphelins. Mais comment appelle-t-on les parents ou la fratrie d'un enfant mort? Cette perte est tellement contraire au cours naturel de la vie qu'il n'existe, à ma connaissance, pas d'expression appropriée dans la langue française. Nous pourrions par exemple nous intituler d'"orphanos" ou de "parents et frère orphelins", comme me l'a suggéré un des mes collègues philologue. Nous sommes une famille endeuillée, mais l'expression reste vague, presque banale. Parce que la peine qui accompagne la perte d'un enfant est inexprimable avec des mots, il semble impossible de nommer l'indicible. Bien que nous existions, on préfère ne pas nous identifier, comme pour conjurer le pire des sorts.

Tal avait dit à ses amis qu'il considérait la mort comme une fin en soi, c'est donc vers quoi il tendait lorsqu'il a passé à l'acte. Il disait également qu'il réprouvait le culte de la personnalité dont les disparus font souvent l'objet. Il condamnerait donc mon initiative présente qui essaie, à travers l'écriture, de faire vivre sa mémoire. Si je le pouvais, je lui expliquerais que l'idéalisation des morts est un processus normal du deuil des survivants. Je vis, donc j'essaie de donner un sens aux choses, même aux plus insensées comme le suicide de mon enfant. Je pourrais exprimer mon effort présent à l'aide d'un syllogisme: l'idéalisation des défunts est un acte des vivants, j'idéalise mon fils défunt, donc je suis vivante!

Ce texte a été écrit en décembre 2006, deux mois après la mort de Tal

jeudi 26 novembre 2009

L'Allemagne pleure le gardien de foot, Robert Enke, suicidé le 10 novembre dernier. Dans l'Hebdo du 19 novembre, j'ai lu ces lignes: "Der Spiegel [...] interroge son père, le psychothérapeute Dirk Enke, pour qui la peur a joué un grand rôle. "Peur de la vie", titre le magazine allemand, qui tente de comprendre pourquoi personne n'a rien vu venir en interrogeant des spécialistes: "J'aimerais rencontrer le psychiatre, explique un médecin, à qui ça n'est pas encore arrivé: le patient a l'air plus stable, mais il est en vérité juste soulagé, parce qu'il a pris sa décision.""

C'est une constante dans le suicide, personne ne voit rien, personne n'imagine le pire...

Je ne répèterai jamais assez: Si les candidats au suicide avaient conscience du mal qu'ils font autour d'eux, de la peine qu'ils infligent à leurs proches, à leur famille, à leurs amis, s'ils ne pouvaient pressentir qu'une infime quantité de la souffrance qu'ils provoquent, peut-être éviteraient-ils à passer à l'acte.
J'en suis convaincue, les candidats au suicide sont des personnes éminemment égocentriques et égoïstes, en même temps, il faut le reconnaître: qui pourrait leur en vouloir, ils sont également et surtout victimes et leur difficulté de vivre est réelle. Ils ont besoin d'aide, malheureusement ils se dérobent souvent à cette aide ou n'y font pas appel.

Le père de Robert Enke est psychothérapeute, un professionnel de l'âme, même lui n'a rien pu faire pour son fils... et le fils n'a certainement jamais sollicité l'aide du père. J'ignore ce qui s'est passé dans le cerveau de Robert, mais la souffrance de Dirk m'est familière. Je lui exprime ici toute ma sympathie.

mardi 24 novembre 2009

Commencement

Brutal

Il était jeune, il était beau.
Il est décédé le 8 octobre 2006.
Sur cet autoportrait, on lit toutefois une dureté, une détermination inouïes.

Aucune maison d'édition n'a accepté de publier les chapitres de sa vie.
Cela se comprend, nous ne sommes que des quidams anonymes.
Or, notre histoire doit être connue.
Elle peut soulager d'autres survivants à un suicide, elle peut éventuellement mettre en garde...
Voici l'histoire de Tal!