vendredi 27 novembre 2009
Avant-propos
Pendant les dernières semaines de sa vie, Tal relevait des coïncidences: des rencontres fortuites, des leitmotive et des répétitions, les mêmes musiques paraissant scander son quotidien, des morceaux ambigus comme "Behind Blue Eyes" des Who par exemple. S'identifiait-il à ces paroles?
No one knows what it's like
To be the bad man
To be the sad man
Behind blue eyes
No one knows what it's like
To be hated
To be fated
To telling only lies …
If I swallow anything evil
Put your finger down my throat...
The Who - Behind Blue Eyes
Le fait que le thème du suicide resurgisse sans cesse n'a pas dû lui échapper. Quelques semaines avant sa mort, l'association Stop Suicide avait fait une intervention dans son école. On m'a rapporté que Tal s'est irrité contre les moqueries et les rires que la pièce de théâtre et les dépliants du groupe de prévention ont suscités.
http://www.stopsuicide.ch/
Une coïncidence tragique consiste en l'anagramme numérique de la date de son suicide, 08.10.06, et de celle de ma naissance 10.08.60, lui-même étant né le 16.09.88. La répétition des chiffres 1, 6, 8 qui se trouvent également dans le nombre d'or - 1,618 - est probablement fortuite. Par ailleurs, son cerveau exacerbé a peut-être planifié cette coïncidence.
Au fond, je n'estime pas les personnes qui recourent à la mort volontaire et encore moins celles qui entraînent dans leur propre mort des innocents, les kamikazes. Je désapprouve l'acte du suicide, mais l'amour pour mon fils transcende ce désaveu. Par ailleurs, son acte nous éclabousse tous: il a résolu ses difficultés, mais elles nous ont contaminées, nous ses parents, son frère, sa famille et ses proches. Son acte nous a stigmatisés. A présent, nous devons apprendre à survivre malgré notre peine, malgré cette vie gâchée, malgré cette absence insupportable. Tal m'avait avoué le soir avant de partir qu'il nous avait tués en rêve. A présent, je comprends et mesure la portée de ses paroles: il a anéanti notre famille, telle qu'elle était jusque-là.
Tal David était mon fils aîné: il avait toujours été un enfant spécial. Sa différence était innée. Comme il était mon premier enfant, je ne pouvais pas le savoir, mais je le pressentais. Mes prémonitions à son égard étaient nombreuses, mais n'ont pas pu le sauver. Il est mort alors qu'il venait de fêter ses dix-huit ans. Les chiffres dix et huit correspondent à deux lettres en hébreu qui se prononcent khaï si on les lit de droite à gauche et elles signifient "il vit" ou "vivant". De toute façon, à dix-huit ans, on est censé vivre, non pas mourir.
Dans ma douloureuse quête de sens, dans le but également de perpétuer le souvenir de mon fils, je désire écrire le récit de sa vie. Afin de faciliter cette démarche, de prendre un minimum de recul par rapport au pire drame de notre existence, je désignerai les membres de notre famille à la troisième personne et changerai tous les pronoms. Ainsi, la mère se prénommera Ewel qui signifie "deuil" en hébreu. Tal gardera toutefois le nom que nous lui avions choisi: il signifie "rosée" dans la langue de la Bible. Par exemple, le seul psaume que je connaissais à cause d'une chanson que nous avions apprise à l'école primaire, contient le nom de notre fils:
Hiné ma tov ouma naïm shevet achim gam yachad;
Kashemen hashouv al harosh yarad el hazakan zkan Aharon shéired al pi midotav;
Ka tal Hermon shéired al harerei Zion ki sham tziva Adonaï et habracha chaïm ad haolam.
(Psaume CXXXIII)
Les connotations de ce nom sont nombreuses: en ce moment, je relève surtout l'aspect éphémère de ce phénomène matinal. Tal est parti à l'aube de sa vie. Mais la rosée possède d'autres sens; elle connote la qualité de ce qui est tendre et elle exprime une forte suggestion poétique. Pour Khalil Gibran par exemple, la rosée participe du cycle perpétuel de l'eau: "La brume qui disparaît à l'aube, ne laissant que la rosée dans les champs, s'élèvera et s'amassera en un nuage et alors retombera en pluie." Dans la langue française, en alchimie, la rosée constitue la matière qui contient l'esprit universel de la nature.
Une biographie se veut objective: mon texte le sera également, tant que j'aurai été le témoin direct d'une scène ou d'une situation. Je reconstituerai d'autres moments de la manière la plus vraisemblable possible: Tal n'est plus là pour me corriger! C'est un lieu commun: ce texte est évidemment une forme de thérapie. Celle qui m'accompagnera tout au long de cette
période de deuil qui semble déjà se prolonger indéfiniment; les journées paraissent beaucoup plus longues qu'en temps normal.
Au quotidien, j'essaye de ne pas négliger le jeune frère de Tal que je prénommerai ici Naïm - un nom arabe, mais aussi l'adjectif hébraïque "agréable" que l'on trouve également dans le psaume ci-dessus; en revanche, dans mon récit, Tal constituera le sujet principal. Comme le soulignait le rabbin David Wolpe, "celui qui est absent est, à cause de la nature de l'absence, plus puissamment présent." Face au caractère inéluctable et mystérieux de la mort, les contradictions font soudain sens.
Le jeune frère de Tal est courageux et capable d'un discernement étonnant pour ses quinze ans. Il est aidé par un psychologue avec lequel il a établi une relation de confiance qui me ravit. Les bons psychologues sont rares, tout comme les bons enseignants d'ailleurs. Les paroles les plus blessantes suite à la mort de Tal ont été prononcées par des professionnels de l'âme: il aurait eu des traits autistes, il aurait été narcissique ou "borderline". Peut-être avaient-ils raison, mais que peuvent me faire ces étiquettes qu'on essaie de coller sur la détresse passée de mon fils, sinon me meurtrir un peu plus? J'ai tout de même fini par accepter un qualificatif concernant Tal, un qualificatif que j'avais refusé de son vivant. Il faisait partie des enfants surdoués. En ce moment, on débat dans les médias pour définir la "surdouance": contrairement aux idées reçues, ces enfants ne sont ni forcément des cancres, ni forcément des génies. Ce sont des enfants dotés d'un cerveau d'une perspicacité hors du commun qui peut leur jouer de sacrés tours, un peu comme un ordinateur qui s'emballe. Parfois, comme dans le cas de Tal, ce cerveau extraordinaire peut s'avérer un cadeau empoisonné.
Voici quelques informations que j'ai trouvées à ce sujet sur Internet: "Cette force extrême qui peut permettre des acquisitions prodigieuses quand le désir est dirigé vers les apprentissages, peut aussi être retournée contre soi, et l'enfant peut se saboter avec une grande violence." Ou encore: “Les adultes, anciens enfants surdoués, accusent un taux de mortalité plus élevé, des tendances dépressives plus importantes, plus de troubles du sommeil, plus de risques d'usage de drogues et d'alcool, de suicide et de passages à l'acte délinquants, le risque étant statistiquement deux à trois fois supérieur à la moyenne de la population globale." Et enfin: "La surdouance intellectuelle n'est pas une maladie mais une caractéristique importante du Moi du sujet, qui peut être associée à d'autres particularités et même à des pathologies psychiatriques. Elle devient en soi un facteur de risque car elle peut générer une inadaptation sociale et scolaire avec toutes les conséquences sur l'équilibre psychologique du sujet."
Je m'interroge: on désigne les conjoints d'une personne décédée par le nom de veuf ou de veuve, les enfants de parents défunts, d'orphelins. Mais comment appelle-t-on les parents ou la fratrie d'un enfant mort? Cette perte est tellement contraire au cours naturel de la vie qu'il n'existe, à ma connaissance, pas d'expression appropriée dans la langue française. Nous pourrions par exemple nous intituler d'"orphanos" ou de "parents et frère orphelins", comme me l'a suggéré un des mes collègues philologue. Nous sommes une famille endeuillée, mais l'expression reste vague, presque banale. Parce que la peine qui accompagne la perte d'un enfant est inexprimable avec des mots, il semble impossible de nommer l'indicible. Bien que nous existions, on préfère ne pas nous identifier, comme pour conjurer le pire des sorts.
Tal avait dit à ses amis qu'il considérait la mort comme une fin en soi, c'est donc vers quoi il tendait lorsqu'il a passé à l'acte. Il disait également qu'il réprouvait le culte de la personnalité dont les disparus font souvent l'objet. Il condamnerait donc mon initiative présente qui essaie, à travers l'écriture, de faire vivre sa mémoire. Si je le pouvais, je lui expliquerais que l'idéalisation des morts est un processus normal du deuil des survivants. Je vis, donc j'essaie de donner un sens aux choses, même aux plus insensées comme le suicide de mon enfant. Je pourrais exprimer mon effort présent à l'aide d'un syllogisme: l'idéalisation des défunts est un acte des vivants, j'idéalise mon fils défunt, donc je suis vivante!
Ce texte a été écrit en décembre 2006, deux mois après la mort de Tal
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