jeudi 16 septembre 2010

Biographie de Tal


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Il y a aussi la possibilité de lire l'histoire de Tal directement sur le lien: 

Biographie de Tal

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Suicide: mort sur le net


Surdoués et suicide

Aaron Swartz

Aaron Swartz
© Keystone
Le monde de la Toile a rendu hommage à Aaron Swartz, le génie informatique et co-fondateur du réseau social Reddit. Il s'est suicidé à l'âge de 26 ans en février 2013.

«Adieu à Aaron Swartz, hacker et militant extraordinaire», a lancé sur son site Electronic Frontier Foundation qui a salué «un ami et collaborateur» de cette association de défense des droits dans le monde numérique.
Aaron Swartz, militant pour l'accès libre à internet, a été retrouvé mort pendu à son domicile à Brooklyn vendredi soir, selon les services médicaux de New York.
Ce génie de l'informatique, qui avait participé à l'élaboration du format RSS à l'âge de 14 ans, devait comparaître le 1er avril prochain devant la justice. Il était en effet accusé d'avoir volé en 2011 des millions d'articles scientifiques et littéraires à JSTOR, un service d'archivage en ligne de publications universitaires et scientifiques, accessible uniquement par abonnement.
Le jeune homme avait téléchargé ces milliers de données en laissant, pendant deux jours, un ordinateur caché dans un placard du prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT). Il risquait jusqu'à 35 ans de prison et un million de dollars d'amende.
A la suite de son arrestation en 2011 à Boston, son organisation de lutte contre la censure Demand Progress avait protesté en disant que ces poursuites «n'avaient pas de sens». «C'est comme essayer de mettre en prison quelqu'un qui aurait parcouru rapidement trop de livres dans une bibliothèque», a déclaré son directeur David Segar.
«Un gamin génial»
La famille et les amis du militant reprochent à la justice et au MIT, à l'origine des poursuites, d'avoir une certaine responsabilité dans ce suicide.
Un de ses amis, Larry Lessing, qui avait désapprouvé l'initiative, s'emportait dimanche sur le site Boingboing.net contre la justice qui avait accusé Aaron Swartz d'avoir «volé» des biens «valant des millions de dollars». «Aaron n'a jamais rien fait dans sa vie pour 'faire de l'argent', il ne travaillait que pour l'intérêt général, il était brillant, drôle, c'était un gamin génial», a-t-il écrit.
Il y a deux ans, le FBI avait lancé une enquête contre Aaron Swartz qui avait publié des documents de la cour fédérale américaine normalement accessible contre paiement. En moins de trois semaines, il avait réussi à charger plus de 18 millions de pages d'une valeur estimée à 1,5 million de dollars. Aucune charge n'avait alors été retenue contre le jeune homme.
Dépression
Mais Aaron Swartz souffrait aussi de longue date de dépression, selon ses amis
«Aujourd'hui, tout le monde se demande si Aaron ne s'est pas tué parce qu'il ne voulait pas aller en prison. Peut-être. Mais Aaron souffrait aussi de dépression depuis de nombreuses années», écrit sur Boingboing.net un militant d'internet et ami du jeune homme. Aaron «en avait parlé publiquement et en parlait avec ses amis».
En 2007, il avait publiquement évoqué l'idée du suicide, selon le «New York Times» qui lui consacrait dimanche une demi-page. Sur son blog, il avait écrit: «Sortir, respirer un peu d'air pur, se lover contre quelqu'un qu'on aime et ne pas se sentir mieux, pire, se retrouver incapable de ressentir la joie que chacun semble partager. Tout est teinté de tristesse», indiquait le jeune homme.
Dans un autre hommage sur la Toile, wired.com a déclaré: «Le monde est privé de 50 ans de tout ce que nous ne pouvons pas imaginer qu'Aaron aurait fait», avant de conclure... «sa mort est une tragédie».

Le Daily Mail raconte que deux jeunes étudiants britanniques qualifiés de "brillants" ont trouvé la mort dans une chambre d'hôtel, après avoir conclu un pacte suicidaire. Ils ont été retrouvés sur leur chaise, à une centaine de kilomètres de l'Université d'Edinbourg où ils étudiaient les maths et la physique. Jusque là, l'histoire est tragiquement banale.
Mais pour se donner la mort, Robert Miller (20 ans) et James Robertson (21 ans) auraient développé un logiciel qu'ils ont installé sur un ordinateur portable, connecté à un équipement électronique de perfusions intraveineuses. Le logiciel semble avoir été développé pour délivrer la dose suffisante de substance létale.
Selon le journal, l'enquête doit déterminer si les deux amis ont été influencés par les travaux du docteur australien Philip Nitschke, baptisé "Docteur La Mort", qui avait fabriqué au milieu des années 1990 une "machine à suicide". Conçue également avec un ordinateur portable relié à un équipement de perfusions, la "Deliverance Machine" posait une série de questions au sujet pour tester sa volonté réelle d'en finir avec la vie, et administrait une injection létale si les réponses étaient déterminantes.
Le médecin, militant pro-euthanasie, souhaitait ainsi délivrer une machine qui laisse au "patient" le choix de décider de son sort, pour dédouaner de responsabilité son fabricant ou son importateur. Elle ne pouvait être utilisée que par des malades réunissant au moins 22 conditions, dont le fait d'être sain d'esprit, de souffrir d'une maladie incurable, et de fournir le consentement de trois médecins. La machine a finalement été interdite en 1997.

Décidément, les jeunes gens à haut potentiel intellectuel sont en danger.

jeudi 4 mars 2010

Photos inédites de Tal


Pourquoi j'aime Jean Dujardin?
Jean Dujardin a récemment reçu l'oscar du meilleur acteur: je suis ravie pour lui. Pourquoi j'aime cet acteur en particulier? En fait, les camarades de Tal avaient remarqué une certaine ressemblance avec l'acteur. Vous pouvez en juger par vous-mêmes:
Veuillez excuser la douce folie d'une mère endeuillée.

Le témoignage d'Agnès Favre

Mon blog arrive presque à sa fin. Avant de le terminer, je désire encore afficher ces liens vers les interviews d'Agnès Favre, l'auteure de L'envol de Sarah. A défaut de lire son livre, son témoignage vaut vraiment la peine d'être visionné.

1) http://www.dailymotion.com/video/x19lll_france-2-lenvol-de-sarah_events

2) http://www.dailymotion.com/video/x190xr_faugiel-et-agn%C3%A8s-favre-l-envol-de-s

mercredi 3 mars 2010

Post Tal: Trois ans plus tard

Trois ans plus tard, ma vie ressemble un peu à ce blog: des allers-retours entre le passé et le présent, entre Ewel et un moi fragile, mais vivant. Les souvenirs de Tal surgissent chaque fois qu'une pause le permet dans mon quotidien chargé. Ils sont moins douloureux à présent; toutefois, mon fils me manque cruellement.

Le frère de Tal est un jeune adulte courageux: rien n'est aisé pour lui, néanmoins il ne baisse pas les bras. Ce printemps, il devrait passer sa maturité dans la même école où se trouvait Tal: oui, je suis inquiète! Or, il est mieux encadré que ne l'a été son frère. Il est déjà immatriculé à l'université pour y étudier la mathématique et la physique. Il joue de la batterie au sein du Conservatoire Populaire, de l'AMR (Association pour la Musique de Recherche) et de l'Harmonie de notre commune. Comme conséquence du passage à l'acte de son frère, il a été réformé à l'armée ce qui l'arrange au fond. Last but not least, il est amoureux. Pourvu qu'il persévère dans ses entreprises!

Ma grossesse a résulté en une double naissance: les jumeaux auront deux ans dans quelques semaines déjà. La petite soeur de Tal lui ressemble un peu, réfléchie et sensible, elle s'exprime bien dans deux langues au moins, connaît les couleurs primaires et complémentaires, adore bouger et danser. Son petit frère est un adorable extra-terrestre. Il ne ressemble ni à l'un, ni à l'autre de ses deux grands frères. Il ne parle presque pas, mais vocalise beaucoup et comprend tout. Il a un corps très souple (même petit, Tal était raide) avec une grande force physique. Il adore la musique et me fait beaucoup rire avec ses inventions et comportements: c'est un véritable clown!

Élever des enfants à un âge où nous pourrions être grands-parents n'est pas facile; paradoxalement, nous en profitons davantage que de nos aînés. Nous savons que les années de la petite enfance passent vite et ne reviendront jamais. Ainsi, nous nous réjouissons de cette "deuxième chance" que la vie nous a accordée. Certaines connaissances n'ont pas compris ou accepté notre choix de redonner vie après la tragédie que nous avons vécue, comme quoi on ne devrait pas faire d'enfants de remplacement. Notre décision n'est effectivement pas une solution universelle. Or, je sais qu'en ce qui me concerne c'était la bonne: nos jumeaux m'ont redonné goût à la vie. En toute humilité, je n'ai qu'un vœu à présent: que nos trois enfants vivent et qu'ils soient heureux!

mardi 2 mars 2010

Bon deuil

Ou deuil correct... pour ceux qui lisent l'anglais, voici  un article intéressant sur le deuil. Coïncidence du calendrier, le professeur Etzioni l'a écrit le 7 octobre 2006: Tal était encore vivant!


Good Grief
By AMITAI ETZIONI
Published: October 7, 2006
Washington
SOON after my wife died — her car slid off an icy road in 1985 — a school psychologist warned me that my children and I were not mourning in the right way. We felt angry; the proper first stage, he said, is denial.
In late August this year, my 38-year-old son, Michael, died suddenly in his sleep, leaving behind a 2-year-old son and a wife expecting their next child. When, at Michael’s funeral in Los Angeles, I was about to say a few words to the people assembled, the rabbi whispered that I need not fear speaking publicly — “Just go with the flow,” she urged.
On both occasions, I had a hard time not telling the free advice givers to get lost, or something less printable along the same lines. There is no set form for grief, and no “right” way to express it.
In my eulogy I divulged that I believe in a God who brings meaning to the world, but that my belief has been severely tested. I missed seeing God in the killing fields of Cambodia, and he seems too busy to show up in Darfur, or to shine his face on either the Sunnis or the Shiites in Iraq. With a rising voice, I asked: How could God allow a son to be taken from his aging, ailing father? A devoted husband to be torn from the arms of his loving wife in the middle of the night? How could he allow a 2-year-old to be left searching for his father in vain, or deny an infant the chance to see the father even once?
After I shared a copy of my eulogy with a philosopher friend in Washington, he took me for a walk in the woods. “You must know,” he lectured, “that God is not a micromanager. He does not dish out specific goods or condone specific evils. He leaves these acts — and the choices involved — to us. If the good and bad were given to us, we would not be choosing, moral creatures.”
This was all too intellectual for me. I did not choose for anyone to lay a glove on those I loved most, let alone send them on their last journey long before it was due. There might be an explanation for why God-awful things happen to very good people, but my colleague did not bring me an inch closer to accepting my ill fate.
There seems to be an expectation that, after a great loss, we will progress systematically through the well-known stages of grief. It is wrong, we are told, to jump to anger — or to wallow too long in this stage before moving toward acceptance.
But I was, and am, angry. To make parents bury their children is wrong; to have both my wife and son taken from me, for forever and a day, is cruel beyond words.
A relative from Jerusalem who is a psychiatrist brought some solace by citing the maxim: “We are not to ask why, but what.” The “what” is that which survivors in grief are bound to do for one another. Following that advice, my family, close friends and I keep busy, calling each other and giving long answers to simple questions like, “How did your day go today?” We try to avoid thinking about either the immediate past or the bereft future. We take turns playing with Max, Michael’s 2-year-old son. Friends spend nights with the young widow, and will be among those holding her hand when the baby is born.
I presume that many a psychiatrist and New Age minister would point out that by keeping busy we avoid “healthy” grieving. To hell with that; the void left by our loss is just too deep. For now, focusing on what we do for one another is the only consolation we can find.

Amitai Etzioni, a professor of sociology at George Washington University, is the author of “My Brother’s Keeper.”

lundi 1 mars 2010

Post Tal VI


Dix mois après, je dois me préparer à l'imminence de mon anniversaire. L'année passée, nous l'avons fêté tous les quatre au restaurant dans un petit port de la Grande Canarie. La serveuse a immortalisé notre famille attablée, mais la photo n'est pas de bonne qualité. C'est un beau souvenir malgré tout. Je savais alors que j'avais de la chance, mais j'ignorais quelle chance j'avais alors. Début août, toujours en vacances, la lecture a absorbé mon temps. J'ai lu des témoignages bouleversants de parents endeuillés: par exemple, le livre de Sherri Mandell, The Blessing of a Broken Heart. Je ne partage pas les choix de l'auteure qui vit comme colon et juive pratiquante en Cisjordanie où son fils de treize ans a été sauvagement assassiné par des Palestiniens. Néanmoins je partage sa douleur et admire l'aisance de sa plume. Elle est écrivain de métier et exprime mieux que les autres témoins la souffrance qui accompagne la perte d'un enfant. Au-delà de nos différences, nous faisons partie d'une même communauté, la communauté des cœurs brisés. Evidemment, il y a également un grand nombre de parents palestiniens qui font partie de notre communauté. J'ai lu le livre d'Agnès Favre, L'Envol de Sarah, ceux de la famille Poivre d'Arvor et le témoignage d'Eliane Juillerat Degoumois, Peut-on survivre au suicide de son fils? Je conclus que chaque histoire qui précède un suicide est singulière, d'où d'ailleurs la difficulté de repérer les signes et de prévenir cet acte monstrueux. Les conséquences toutefois se ressemblent: des familles brisées, marquées au fer rouge qui peinent à survivre. D'Agnès Favre je citerai ces phrases essentielles: "Nous ne sommes pas tous des pères et des mères incestueux, alcooliques et violents. Bon nombre de jeunes qui se suicident sont des enfants très aimés. Le suicide des jeunes touche toutes les catégories sociales. Le mal est ailleurs, le mal est sournois, le mal est politique, le mal est économique, le mal est mondial."1

Onze mois après, nous avons survécu l'anniversaire de Tal. Nous survivrons également l'anniversaire de sa mort. Nous avons à nouveau un espoir, nous nous mettons à rêver de jours plus heureux: j'ai appris que j'étais enceinte…

Septembre 2007

1Agnès Favre, L'envol de Sarah, Ma fille: sa vie, son suicide, Max Milo Editions, 2006, p. 188.

dimanche 28 février 2010

Dernière série

 
Toronto
Ardèche
  
Ski
Coupe de Noël


samedi 27 février 2010

Post Tal V


Huit mois après, l'absence, le manque et mon chagrin atteignent un paroxysme. Je suis hypersensible, irritable et me heurte de plus en plus à l'incompréhension de personnes qui considèrent que maintenant cela suffit, que la période de deuil a assez duré. La relation avec mon mari est tendue au point que je me demande comment un couple peut survivre à une telle catastrophe: beaucoup se séparent effectivement dans ces circonstances. Paradoxalement, nous avons besoin l'un de l'autre, nous nous soutenons comme les deux fragiles intrados d'un arc, privé de sa clef de voûte. L'excellent livre de Christophe Fauré Après le Suicide d'un proche renseigne sur le deuil spécifique, traumatique qu'entraîne un tel acte. Or, qui s'intéresse à ce genre de sujet, sinon les personnes touchées de plein fouet par ce drame? L'auteur, un psychiatre, explique que ce choc émotionnel dont on ne se remettra jamais totalement dure une à plusieurs années et entraîne une difficulté de vivre extrême. Au fond, je n'avais pas besoin de le lire, puisque je l'expérimente au quotidien.

En juin, les élèves nés en 1988 passent leur maturité. On m'envoie surveiller une épreuve de maturité en mathématiques, j'en suis totalement incapable. J'imagine mon propre fils en train de plancher sur ces problèmes et cette vision m'anéantit. Dans mon désespoir, je mets à exécution une idée qui s'est imposée immédiatement après le drame: pour rendre le souvenir de Tal vivant, j'aurais voulu créer une fondation au nom de mon fils qui attribuerait des prix de maturité à des élèves de son lycée qui réussissent cette série d'examens en dépit de difficultés personnelles ou d'un pronostic négatif, à des élèves qui se sont battus et constituent donc un exemple, même s'ils n'obtiennent pas forcément les meilleures notes. L'idée de la fondation s'est transformée à l'heure actuelle en un prix unique attribué lors de la cérémonie de maturité de cette année. Je ne veux pas que ma volonté de perpétuer le souvenir de Tal devienne trop pesante pour son frère. A mon grand étonnement, le directeur de l'établissement de mes fils accepte ma proposition tout en modifiant le libellé du prix. Comme il estime qu'un prix en mémoire d'un camarade défunt est trop lourd à porter, il attribuera un prix de la solidarité à un groupe d'élèves qui le versera à une œuvre caritative de son choix: finalement c'est la classe de Tal qui recevra le prix. Un autre projet qui me tenait à cœur ne verra au contraire jamais le jour: j'aurais précisément voulu inviter cette classe pour un repas. J'aurais voulu interroger les camarades et amis sur les faces cachées de la personnalité de mon fils. Ce désir ne sera probablement jamais exaucé: les adolescents respectent une sorte d'omerta. Que craignent-ils? De quoi ont-ils peur? Ignorent-ils que la parole est libératrice? Même si les mots font mal, il permettent paradoxalement de panser les blessures. J'utilise les mots chaque semaine chez ma thérapeute, je les utilise chaque fois que je les pose sur ces pages blanches. Mon mari par contre les fuit.

A cette même période de l'année, D., un de meilleurs amis de Tal, a tenu à lui rendre hommage dans le "Yearbook" de l'école; je retranscris ici son beau texte duquel je le remercie, tout comme je remercie les camarades de mon fils de leurs phrases citées plus haut:
Nous avançons ensemble sur la route de la maturité.
En route, l'un de nous nous a quittés.
Il nous a quittés sans révéler le mystère de son talent, immensément impressionnant,
Pour les connaissances dans tous les domaines du savoir, et pour l'aisance dans les études.
Il nous a quittés sans nous livrer le secret de son humour enjoué de tous les instants.
Il est parti sans dévoiler la source de l'énergie qui le faisait pédaler des kilomètres chaque jour à vélo sans jamais s'en lasser.
Ils nous a quittés en laissant dans notre tête le son de sa guitare et de sa batterie dans la salle de musique, sur les planches du concert de l'Escalade, le son de sa passion pour la musique.
Nous voyons encore Tal assis sur le banc du lycée en train de boire son café. Oui: il est en t-shirt par dix degrés à peine!
Tal, nous t'aimons et ne t'oublierons jamais.

A cette époque, le frère de Tal fait des prouesses incroyables: il réussit les examens de percussion de la classe terminale de l'école de musique de notre commune. Au lycée, il est promu avec certificat alors qu'il avait sauté la dernière année du secondaire inférieur et qu'il a dû vivre le deuil de son frère. Je suis si fière de lui. Si inquiète également: pourvu qu'il ne s'identifie pas trop à Tal! Je n'ai que faire de la perfection assassine. Heureusement que mon cadet n'est pas vraiment perfectionniste: cependant, il est volontaire et résolu. Il ne parle que rarement de son frère, ma tristesse l'exaspère. Quand je lui explique ma peine d'avoir perdu un enfant, il rétorque: "Mais moi, j'ai perdu mon idole!" A cette époque, je suis inquiète et en souci à cause de mon mari qui persévère dans le déni, qui continue à fuir sur son vélo, à se réfugier dans son travail, à faire de la course à pied. Parfois, il tombe malade: une toux chronique, un dos coincé, un écœurement. Quand on lui parle de psychothérapie, il se braque comme s'il s'agissait d'un synonyme de secte. A cette même période, la cousine de mes fils termine l'école obligatoire, réussit son brevet et est reçue au lycée. Elle se pose bien entendu encore beaucoup de questions sur son avenir. Entre temps elle a découvert et appris la langue des signes et fréquente assidûment le milieu des malentendants de la région. Se rend-elle compte de la chance qu'elle a de pouvoir se mouvoir librement entre le monde des entendants et celui des sourds? Oui, elle a de la chance de vivre au sein d'une famille qui a su prendre de bonnes décisions pour elle. Toutefois, elle n'a pas eu de chance avec son grand cousin qui aurait toujours dû rester un exemple, un modèle et un camarade pour elle. Sa sœur cadette, bouleversée, a réalisé une banderole qui orne sa chambre depuis la mort de notre fils. On y lit: "Tal, rosée du matin; Tal, reviens!"

Neuf mois après, le 8 juillet est à nouveau un dimanche. Je me rends à nouveau à mon cours de yoga et comme pour me rappeler quel jour nous sommes, le tableau de bord de ma voiture y indique 444 km pour un total de 100888 km et la réceptionniste du centre me donne la clé numéro 8. Neuf mois correspondent à la durée d'une grossesse. Mon deuil dure plus longtemps, il ne s'interrompt pas avec une naissance et il est beaucoup plus douloureux qu'un accouchement. Néanmoins, je pleure moins à présent. J'ai tellement pleuré que mon réservoir de larmes s'est asséché. On dit qu'on a le droit de pleurer, mais qu'il faut savoir s'arrêter. Quelle ignorance! On s'arrête, car on ne peut plus pleurer, malgré le sentiment que les larmes soulageraient, nettoieraient la blessure qui tarde à se refermer. Je suis en train d'écrire les derniers chapitres du livre de mon fils. Je pensais que la durée du deuil correspondrait au temps d'écrire le livre de Tal. Je me suis également trompée. Un livre s'écrit plus vite que ne s'achève le travail de deuil. Comment savoir qu'une biographie est terminée? La vie de Tal s'est arrêtée brutalement, sa mort devrait être le point final de mon texte.

Il n'en est rien. J'ai fait des choix dans sa biographie. Je n'ai pas tout raconté. Je n'ai pas raconté tous les voyages que nous avons effectués, par exemple notre séjour d'un mois à Toronto, le deuxième voyage aux USA avant le 11/9, nos nombreuses vacances de ski ou notre escapade fluviale en péniche que Tal avait tant goûtée. Je n'ai pas raconté certaines de ses prouesses, comme son aisance à skis, son plaisir à nager et ses participations à la coupe de Noël, une compétition populaire de natation dans l'eau glacée du lac Léman. Je n'ai pas raconté les aventures que j'ai partagées avec lui. Par exemple, sur une via ferrata à proximité de Briançon, Tal et moi, les seuls qui ne souffraient pas trop de vertige, nous sommes engagés, équipés de harnais, sur un tracé si difficile et si raide que nous n'en revenions pas d'être arrivés au sommet. Je n'ai pas raconté notre descente en canoë sur l'Ardèche. A la place de couvrir la distance prévue en une journée, Tal et moi nous sommes par erreur lancés dans la descente prévue en deux jours. Tal a superbement dirigé le canoë, nous avons ramé comme des forçats et avons réussi à rejoindre l'arrivée avant la tombée de la nuit, les membres ankylosés, mais si fiers de notre exploit. Non, un livre n'est qu'un reflet tronqué d'une vie. Néanmoins, il était nécessaire pour moi de garder une trace de cette vie, même si celle-là demeure par définition incomplète.

vendredi 26 février 2010

Post Tal IV


Six mois après la mort de Tal, les médias commencent à débattre du Roaccutan, ce médicament contre l'acné que notre enfant avait pris pendant presque une année scolaire. Il serait effectivement à l'origine de suicides inexpliqués et soudains. Les témoignages commencent à affluer de toute la Suisse alors que la controverse a débuté aux USA avec le décès subit du fils d'un sénateur à Washington DC, Bart Stupak. Depuis peu, le médicament met en garde: "L'isotrétinoïne a été associée à des tendances dépressives, avec risque d'idées suicidaires, de tentatives de suicide et de suicide. Nul ne connaît le mécanisme d'action pouvant expliquer ces effets secondaires". Ce médicament semble modifier la zone frontale du cerveau, là où se trouvent les émotions. Ces modifications s'effectueraient sur le long terme, ce qui permettrait de mettre en lien le suicide de Tal et la prise du médicament. Le fils de Heinz Weick, qui a testé le médicament en 1981, s'est suicidé en 1987. Le pire dans toute cette affaire macabre, c'est le fait que notre fils cadet a également fait une cure complète avec un générique du Roaccutan, l'Isotrétinoïne-mepha: est-ce que nous avons condamné notre deuxième enfant également? J'en hurle de douleur.

A cette période, une amie israélienne, enseignante, nous signale le cas d'un père israélien qui, après le suicide de son fils, est entré en guerre contre Internet. Après avoir découvert que des pages entières, des sites de "chat" auxquels accèdent les ados sont consacrés au suicide, contiennent des conseils et encouragements pour le passage à l'acte, il fait un travail de prévention au sein des écoles et a réalisé un logiciel qui empêche d'accéder à ces pages. A Pâques, lors de notre voyage en Israël, j'essaierai de me mettre en contact avec lui. Tal avait lui aussi consulté Internet avant de commettre son geste fatal. Il y avait trouvé toutes les informations nécessaires pour organiser sa pendaison. Moi-même, j'ai appris sur Internet que la mort par la corde s'effectue en trente secondes, trente minuscules secondes de souffrance extrême pour venir à bout d'une existence précieuse: une des difficultés du deuil après un suicide, c'est que le cerveau du survivant revit sans cesse les images traumatiques! Si nous ne protégeons pas nos jeunes dans notre monde occidental complexe, nous irons inéluctablement à notre perte. Deux mois après cette remarque, la France entière s'émeut de la tentative de suicide simultanée de deux adolescentes corses qui ont vraisemblablement participé à un réseau de "chat" encourageant le passage à l'acte.

Sept mois après, l'orchestre dans lequel Tal jouait, l'Harmonie de notre commune, a nommé Tal membre d'honneur:
"Tal K., ce jeune percussionniste décédé tragiquement l’automne dernier, a été nommé membre d’honneur à titre posthume, car il a beaucoup apporté à l’Harmonie par son dynamisme, son enthousiasme et son talent. D’ailleurs, le concert annuel de ce printemps lui sera dédié."
Extrêmement touchée par cet hommage que l'orchestre a voulu rendre à notre fils et frère, j'ai trouvé nécessaire de prendre la parole en public lors du concert. Quand j'irai mieux, j'ai l'intention d'œuvrer pour la prévention du suicide. C'était ma première occasion de m'exprimer, faisant fi des qu'en-dira-t-on.

jeudi 25 février 2010

Post Tal III


Quatre mois après, nous nous rendons pour la quatrième fois en famille au Centre d'Etude et de Prévention contre le Suicide. Entre temps, j'ai lu le livre de la directrice, Madame Maja Perret-Catipovic, Le Suicide des jeunes, comprendre, accompagner, prévenir. Après ce que nous avons vécu, l'essai n'apporte plus beaucoup de nouveaux éléments. Avec un objectif de prévention, l'auteur tente d'enlever au suicide toute connotation romantique ou attractive. Elle y rappelle qu'"on confond souvent causes, facteurs de risque et facteurs déclenchants"1, qu'au lieu de chercher une cause unique, il faudrait "examiner le vase lui-même, de quoi il est constitué, quelle est sa forme, sa taille, sa solidité, sa résistance aux chocs"2, en d'autres mots, quels sont l'environnement, la famille, l'origine et le bagage génétique d'un individu. Tal cachait sa fragilité extrême, mais il aura fallu un facteur déclencheur pour qu'il passe à l'acte: la lettre de menace de son école et les nombreuses exigences la même semaine. Comme le remarquait un ami, ce n'est pas parce qu'un élève est doué qu'il est invulnérable, surhumain! Je m'interroge. Peut-on prouver une culpabilité, un homicide involontaire, une non-assistance à personne en danger? Est-ce que le chauffard qui a tué un jeune conducteur inexpérimenté qui s'est engagé pour la première fois sur une route réputée dangereuse est responsable de l'accident? Pourra-t-il être jugé pour déterminer son niveau de responsabilité? Est-ce que le dealer qui a vendu de la camelote frelatée à un toxicomane en manque peut être tenu pour responsable dans le cas d'une overdose? Je pense que oui. Dans le seul cas de mon fils, personne n'est responsable. Toutefois le tribunal de la vie a reconnu ma propre culpabilité de n'avoir pas su assister mon enfant en danger. J'ai été jugée et condamnée à perpétuité. A vrai dire, j'aurais préféré la peine de mort.

En février, Monsieur Charles Beer, le président du Département d'Instruction Publique (DIP), qui a accepté de nous recevoir, m'envoie un courrier pour me proposer une nouvelle entrevue. Non seulement, Yaïr et moi-même avons été impressionnés par la qualité de l'écoute et la bienveillance du Conseiller d'État, mais en plus, son compte rendu restitue parfaitement notre entretien. Ainsi, Monsieur Beer y conclut:
"La situation de Tal révèle plusieurs problématiques:
1)Le diagnostic des enfants surdoués, la prise en charge qui leur est offerte et leur suivi. Diagnostiquer la surdouance est assez difficile, identifier la dépression également. Le DIP est assez précautionneux et ne veut pas créer des classes spéciales. Pour le moment, il offre uniquement la possibilité de sauter une année ou d'effectuer des extra-muros.
2)L'accès à la maturité bilingue.
3)Le rôle du TM et le suivi offert à l'élève: le point va être fait avec le lycée de Tal. Il est étonnant que l'on puisse refuser sa maturité à un élève dont la moyenne est de 5,7.
4)Le manque d'informations des parents, lorsque l'élève a atteint la majorité. Il n'est pas normal que des parents soient privés de toute information de la part de l'école du fait de la majorité de leur enfant."

Nous espérons que le cas de notre fils jouera le rôle de précédent et fera prendre conscience aux écoles qu'elles ne peuvent pas seulement exercer de la pression, prendre des mesures disciplinaires, envoyer des lettres de menace sans avoir eu au préalable des entretiens sérieux avec l'élève concerné, sans en informer les parents d'un élève mineur et pourquoi pas, majeur. En fait, l'enquête de Monsieur Beer au sein de l'école de Tal n'aura pas eu l'impact escompté. Il se sera renseigné sur la personnalité de notre fils qui lui a été décrite en termes élogieux: il aurait été un roc, une référence pour les autres élèves, un point fort et personne n'avait pu imaginer un seul instant sa détresse. Ces paroles ne constituent plus un réconfort. En revanche, Monsieur Beer va œuvrer pour les enfants surdoués; il a déjà pris contact avec le Service médico-pédagogique, envisage une meilleure formation des enseignants et une prise en charge au sein de l'école des enfants "aux besoins spéciaux" (surdoués, mais également dyslexiques, hyperactifs etc.). A la même époque, nous recevons de la publicité: une école privée pour "enfants à haut potentiel intellectuel" ouvre ses portes. Pour nous, tout arrive trop tard.

1 Maja Perret-Catipovic, Le suicide des jeunes, Comprendre, accompagner, prévenir, Éditions Saint-Augustin, 2004, p.49.
2 Ibid., p. 50

mercredi 24 février 2010

Post Tal II


Deux mois après, alors que je suis à la recherche d'un sens, que je me documente au sujet de la surdouance, je tombe sur un concept que j'ignorais jusqu'ici: l'enfant "indigo". Il s'agit d'une sorte de fourre-tout psychologique inventé par une secte pour donner une explication des enfants difficiles: dyslexiques, autistes, assassins, mais également surdoués. Il est compréhensible que dans notre monde occidental, où nous avons peu d'enfants, où nous souhaitons le meilleur pour eux, il soit difficile pour les parents de faire le deuil de l'enfant parfait. Ces enfants indigos, apparemment imparfaits, seraient des sortes d'anges, de messies censés par leurs défis nous rendre meilleurs, si j'ai bien compris. Le texte que j'ai commencé d'écrire sur Tal pourrait se prêter à ce genre d'interprétation farfelue, car j'y décris mon fils comme un être spécial et j'y emploie les termes d'ange gardien, de rédempteur ou de messie. Néanmoins, je refuse catégoriquement toute tentative de récupération de mon histoire par des sectes ou par des représentants New Age. Les liens que je fais entre des paroles et des coïncidences sont le fruit de mon imagination dans le but de donner un sens au suicide de mon fils aimé.

Au même moment à peu près, notre direction scolaire organise une conférence de maîtres pour nous informer de nouvelles réformes au sein de l'école genevoise. Cette fois-ci, il s'agit de rendre ces réaménagements conformes à ceux des autres cantons suisses et des pays environnants en faisant passer la durée d'études de treize à douze ans. Bien entendu, il s'agit une fois de plus d'une mesure économique. Les milieux bourgeois et libéraux insistent: il faut réduire le coût de l'école publique. De toute façon, eux envoient leurs enfants à l'école privée. Nous sommes en pleine déroute: une société qui se scinde, qui promeut les inégalités, au lieu de donner plus de moyens pour soutenir les enfants en difficulté, on réduit les budgets. Le pire pour moi, c'est d'accepter, deux mois après le départ de Tal, qu'il soit question de supprimer la treizième année scolaire qui l'a tant exaspéré. Comme je l'ai écrit à mes collègues dans une lettre ouverte, s'il n'avait pas dû accomplir cette treizième année, Tal serait peut-être à l'Université à l'heure actuelle, il étudierait peut-être la médecine, mais surtout, surtout, il serait vivant.

A la même époque encore, le chef du personnel convoque mon mari pour une affaire délicate. Présent à l'enterrement, il lui avait répété sous le coup de l'émotion qu'il ne devait pas s'en faire, qu'il pouvait s'absenter le temps qu'il faudrait, qu'en tant que chef, il comprenait le désarroi et la peine de son employé face à une telle tragédie. Mon mari avait finalement manqué une semaine, le temps du shiva, puis dans sa constance était retourné au travail avec une volonté admirable. Pendant l'entretien, deux mois plus tard, son chef lui apprend contre toute attente que l'entreprise n'accorde pas plus de trois jours de congé pour deuil, qu'il a dépassé ce temps et qu'il ne bénéficie plus de jours de congé en 2006; en conséquence l'employeur devait procéder à une retenue salariale. Au lieu de fermer un œil à cause de l'immensité du malheur, à cause du deuil anormal qui afflige notre famille, en raison d'un règlement inhumain, le chef ose faire des reproches à un père souffrant. Par chance, mon mari, qui n'a pratiquement jamais manqué de jours de travail, s'est défendu et a finalement eu gain de cause: en dernière extrémité, son employeur a fini par lui accorder la semaine de deuil. Qu'est-ce qu'une semaine à côté d'une vie entière où nous pleurerons et regretterons notre enfant?

En ce mois de décembre également, le monde entier assiste quasiment sans broncher à une monstrueuse mascarade en Iran. Le président Ahmaninedjad a en effet organisé une conférence mondiale des révisionnistes. Il a l'intention de "démontrer scientifiquement" que la Shoah est un fabrication des sionistes pour justifier l'existence de l'état d'Israël. Bien que cette manifestation se tienne à Téhéran, à mille lieues du monde où je vis, je suis simplement écœurée par tant de mauvaise foi. Tal aurait probablement réagi en haussant les épaules, tant la bêtise humaine lui aurait paru indigne de tout commentaire. Mais moi qui suis vivante, je crois encore en la parole qui peut exprimer et condamner. Comment puis-je accepter qu'on nie un des plus grands drames que l'humanité ait connu jusqu'à ce jour, négation qui ouvre à nouveau les portes à toutes les folies humaines, comme celle du président iranien? Qu'on refuse de croire que toute la famille de ma belle-mère ait été assassinée à Auschwitz? Que le grand handicap de ma belle-mère qui ne peut plus voyager sans présenter tous les symptômes de la déportation, la déshydration et la déminéralisation nécessitant une prise en charge immédiate à l'hôpital, ne soit que le produit psychosomatique de son esprit malade? Que le numéro A-6223 tatoué sur son avant-bras gauche ne soit qu'un ornement parmi tant d'autres? Qu'on tente d'oublier des millions de morts à travers une mise en scène malsaine, que les souffrances et le suicide de Primo Levi, de Stefan Zweig et tant d'autres aient été vains? Que les vigiles des camps nazis aient peu à peu eu raison avec leurs moqueries, comme quoi personne ne croira jamais les survivants des camps? Lorsque je me pose toutes ces questions sur la bêtise humaine, alors, soudain, je commence à comprendre les raisons qui ont poussé Tal à nous quitter: notre monde semble s'engager inéluctablement dans une direction malsaine où la raison est abolie et où l'individu est malmené, broyé. La masse humaine survivra jusqu'à la fin de ce monde, mais dans quelles conditions? De toute façon, moi, je ne serai plus là.

samedi 20 février 2010

Post Tal I


Un mois après le suicide de mon cher Tal, à l'occasion du shloshim (trente jours), je fais la lecture de ces mots sur la tombe de mon enfant:

Un seul mois a passé depuis ton départ tragique. Un mois où le temps s'est arrêté, où chaque jour a apporté son lot de souffrances, d'interrogations sans réponses, de moments de désespoir ou de colère. Un mois qui semblait ne pas finir.

Y. et moi nous sommes sentis trahis dans notre amour parental pour toi. N. s'est senti abandonné par le grand frère modèle que tu as été pour lui. Alors que nous luttons et apprenons à survivre sans toi, nous sommes venus te dire aujourd'hui que nous te pardonnons et que nous espérons de tout cœur que tu as trouvé paix et réconfort dans la mort.

Nous ne garderons de toi que les bons souvenirs d'un beau, grand jeune homme brillant qui avait réponse à tout, à condition de bien vouloir s'exprimer. Nous conserverons l'image d'un musicien et compositeur doué, d'un mélomane passionné. Enfin, nous entretiendrons la mémoire d'un jeune adulte un peu réservé, mais poli et attentionné, fidèle dans ses relations et amitiés, parfois affectueux avec moi, ta mère.

Ton geste désespéré a anéanti tous nos espoirs et nos rêves te concernant et figurant un avenir radieux pour toi. Néanmoins ton geste incompréhensible n'a pas détruit l'essentiel: notre amour pour toi. Au-delà de la mort, un lien profond nous unit et survivra tant que nous serons en vie. Je te répète ici la dernière phrase que je t'ai dite samedi soir: Tal, je t'aime quand même.

Remerciements

Je remercie ma collègue S. W. qui n'a pas hésité à sacrifier une part de ses vacances pour relire mon manuscrit et m'apporter ses précieux conseils.

Je remercie la doctoresse E. P.-C. qui non seulement a accepté de préfacer mon livre, mais également de parrainer un de mes jumeaux.

Merci à ma famille, mes amis, collègues et élèves qui m'ont entourée et ont été présents pendant l’interminable et douloureuse période de deuil.               

Enfin, merci à mes quelques lecteurs fidèles. Si vous estimez que l'histoire de Tal risque d'intéresser quiconque n'hésitez pas de parler de mon blog.

J'espère de tout cœur que l'exemple dramatique et négatif de Tal permettra de prévenir ne serait-ce qu'une mort inutile et irréfléchie.

J'espère que notre tragédie mènera ne serait-ce qu'une école à prendre conscience de la spécificité de chaque élève, de la fragilité de certains d'entre eux avant de prendre des mesures excessives.

J’espère que notre combat contre l’isotrétinoïne finira par sauver des vies humaines.
                         

vendredi 19 février 2010

Chapitre trente-quatre


Pensée magique

Le réveil de l'état de choc, la prise de conscience de l'absence de Tal ne s'opérèrent que progressivement. Ewel n'accepta pas le geste de son fils, même si elle avait affirmé qu'elle le lui avait pardonné. Aussi souhaitait-elle qu'il réapparaisse dans ses rêves ou à travers des signes. Jamais, jusqu'à ce jour, son esprit rationnel et cartésien ne s'était pareillement emballé et laissé aller à des rêveries apparemment insensées. 

A sa grande surprise, les signes finirent par arriver. Ewel avait demandé à Tal absent de devenir pour sa famille une espèce de gardien: sa force, son intelligence et sa beauté parurent à posteriori surhumains à la mère endeuillée. Alors qu'elle se rendait en ville pour des démarches administratives, elle égara le ticket de stationnement d'un grand garage souterrain de la ville. Elle savait l'amende sévère et, dans son agitation, demanda à son fils défunt de lui venir en aide. Lorsqu'elle finit par exposer son désarroi au responsable du parking, celui-ci réfléchit un instant, puis avec un geste impatient de la main la renvoya à sa voiture en lui promettant de lui ouvrir la barrière. 

Moins de deux semaines après le suicide de Tal, Yoav reçut un appel téléphonique auquel il ne s'attendait pas. Son interlocuteur était un jeune homme à l'accent américain dont le nom de famille était identique au sien. Il était arrivé en Suisse environ une année plus tôt, de sorte que deux familles K. vivaient à présent à Genève. Yoav avait organisé des recherches à propos de son patronyme: le nom provenait des environs de la petite ville polonaise de Bransk. La plupart des K. avaient péri dans la Shoah, les rares survivants étant à l'époque des jeunes gens qui avaient fui au préalable. Ainsi, plusieurs K. étaient partis aux USA, une branche de la famille se trouvait en Australie et à présent de nombreux K. vivent en Israël. Après le départ d'Avram de Buenos Aires et le mariage de ses deux sœurs, il ne restait plus de K. en Argentine. En conclusion, c'était un nom de famille plutôt rare. Au bout du fil, le jeune Ronny K. apprit à Yoav que sa femme avait accouché d'un fils et qu'ils seraient heureux de le convier à la Brit Mila (circoncision). Sans demander son avis à Ewel, Yoav avait accepté l'invitation. Sa femme sursauta:
- Que dis-tu, un petit K. est né à Genève? Et comment s'appelle-t-il?
- Je n'en sais rien, tu sais que dans le judaïsme, on ne révèle le prénom qu'au moment de la Brit.
- Imagine, s'ils l'appellent Tal! Et quand est-il né?
- J'ai oublié de demander!
- Mais ça ne va pas! Comment peux-tu oublier cela! Imagine s'il est né le jour où Tal est parti. Imagine un instant, que dans la même ville, le même jour, un Tal K. meurt et un Tal K. naît.
- Ce serait une coïncidence troublante, mais comme la Brit a lieu huit jours après la naissance, c'est peu probable: le petit doit être né le 14 octobre.
Ewel n'était pas satisfaite de l'explication de son mari et attendit avec impatience le jour de la cérémonie. Enfin, dimanche matin, Yoav et Ewel se rendirent à la synagogue la plus orthodoxe de la ville où ils firent connaissance de la famille K. de Long Island et apprirent, bouleversés, que le petit Michaël, et non pas Tal, était effectivement né le 8 octobre, qu'une jaunisse avait été responsable du délai de sa circoncision.

Comme si ces coïncidences ne suffisaient pas, Ewel découvrit quelques semaines plus tard dans le quotidien de la ville une annonce de naissance pour le moins surprenante:
TAL
Est né le 5 décembre à l'aube
Israël
Ewel s'interrogea sur les raisons de cette annonce laconique, sans nom de famille, sans renseignements sur le rapport du nouveau-né avec Genève, rien. Elle espérait presque que c'était un signe de son fils défunt, une sorte de renaissance, une réincarnation. Or, quelques jours plus tard, le mystère s'éclaircit grâce à une nouvelle annonce corrigeant et complétant le faire-part tronqué: le petit Tal avait des parents d'origine genevoise qui voulaient, par le biais du journal, faire connaître l'heureux événement. Il s'avéra que le petit Tal avait également deux grands frères, dont l'un s'appelait… Naïm. 

Une nuit de pleine lune, exactement deux mois après le décès de Tal, Ewel réalisa un album à partir des photos numériques sauvegardées sur l'ordinateur de son fils mort. Il était peu après minuit lorsqu'elle termina et enregistra définitivement son travail, satisfaite malgré sa tristesse. Avant d'éteindre l'ordinateur, elle décida de vérifier une dernière fois son document. A son grand étonnement, sur l'une des pages qui montrait Tal avec ses amis au Canada, l'unique photo sur laquelle il figurait seul avait été substituée par une autre qu'Ewel avait fini par éliminer de l'album: elle montrait un Tal ébouriffé, grimaçant et grinçant. Elle effaça l'image intruse et rechercha la photo originale. Elle enregistra immédiatement le changement et continua à inspecter les pages du livre numérisé. Sur la dernière page de l'album, une nouvelle surprise l'attendait: un beau portrait de Tal avait été échangé au profit d'une autre image, où on le voyait avec son fameux sourire à la Brice de Nice. Elle répéta la même opération de correction que la première fois. Alertée, elle revint sur la première page qui avait mystérieusement été modifiée. Et là, elle éprouva une panique soudaine: à la place de Tal seul, il y avait la photo d'un Tal mordant un gros poivron rouge: photo symbolisant pour elle l'expression "croquer la vie à pleines dents". Affolée, elle remplaça à nouveau l'image et retourna à la fin du livre. A la place du portrait angélique, un Tal ébouriffé, grimaçant et grinçant lui fit un clin d'œil. Elle fut saisie de chair de poule et, dans son effroi, éteignit l'ordinateur sans se préoccuper de la sauvegarde des changements. Or, le lendemain matin, lorsqu'elle ouvrit l'album numérisé, il était tel qu'elle l'avait conçu avant les apparitions nocturnes. L'esprit de la nuit n'interférait plus. Ce qui n'avait probablement été qu'un bug informatique se chargea soudain de sens pour Ewel: s'il s'agissait d'un signe de son fils, avec ses grimaces et clins d'œil, il voulait qu'elle rie et s'amuse à nouveau, qu'elle croque sa propre vie, qu'elle cesse de pleurer et de se lamenter sur une décision qui n'appartenait qu'à lui.

Cette intuition fut confirmée par Yoav. Un matin, il raconta à sa femme que Tal lui était apparu en rêve. Le jeune homme lui avait demandé de dire à Ewel qu'elle ne devait pas souffrir à cause de lui, qu'il se trouvait bien là où il avait choisi d'aller. Pas vraiment réconfortée, Ewel se demanda pourquoi son fils s'était manifesté à Yoav et pourquoi il ne s'invitait pas dans ses propres rêves pour la consoler alors même qu'elle était désespérée. Elle dut encore patienter quelques semaines avant que son vœu ne se réalise. Une nuit, elle retrouva Tal sur la banquette arrière de leur première voiture, la petite berline bleue, celle que Yoav lui avait offerte à sa sortie de clinique dix-huit ans plus tôt. Naïm se trouvait sur le siège avant et les observait. Elle leur annonça sa nouvelle grossesse et leur montra fièrement son ventre convexe. Tal sourit et dit: "Maman, je suis très, très heureux". Il paraissait tellement réel, tellement vivant qu'elle désirait ne plus se réveiller, ne plus affronter la réalité insoutenable qui s'imposerait à elle dès qu'elle ouvrirait les yeux. Cette cruelle réalité des survivants est probablement ignorée des candidats au suicide: si seulement ils savaient que leur geste désespéré écorche, assomme, torture, anéantit leurs proches. Si seulement ils pouvaient éprouver le traumatisme, la plaie profonde, la meurtrissure physique et morale qu'ils infligent à leur famille. Si seulement ils en avaient conscience, si seulement ils étaient capables d'empathie, alors peut-être, hésiteraient-ils et éviteraient-ils de passer à cet acte criminel et brutal.
MIX & REMIX

jeudi 18 février 2010

Encore un cas de suicide

Dans le cadre de notre association AVRG, nous recevons régulièrement des témoignages terribles.
Je publie celui-ci que je viens de découvrir en préservant évidemment l'anonymat de la victime et de la personne qui a envoyé ce courriel à nos membres français:

- Ma mère a élevé des enfants de la DASS en même temps que mes frères
- F. est arrivé chez nous à l'âge de 18 mois et il s'est suicidé par pendaison dans le week end du 6 au 7 février 2010 (il aurait eu 20 ans le 7 mai 2010). On ne sait pas quel jour exactement, il n'a été trouvé que le lundi 8 février.
- Nous ne comprenons pas du tout son geste, il était entouré par toute notre famille, sa famille "adoptive" et avait aussi des contacts avec sa vraie famille.Il avait des amis, un appartement, un CDI. Il avait des projets de reprendre des études pour faire un autre boulot.Mais depuis à peu près 1 mois, il est devenu subitement triste, il a perdu du poids, devenait de plus en plus paranoïaque ("tout le monde me dévisage, m'observe" disait il.
- Nous venons de découvrir qu'il prenait depuis un mois du CURACNE (il était suivi par le dermatologue LAMAY à AGEN 47 , on ne sait pas sa posologie, mais on vous renseignera dès qu'on aura des infos.
- Quand il n'allait pas , il savait où nous trouver, nous ses frères et soeurs de coeur, ou ma mère avec qui il avait des relations très liées, ou encore nos enfants qui avaient quelques années de moins.
- Mon petit frère est mort , c'est très difficile pour nous mais là il faut que les instances compétentes prennent conscience de la dangerosité de cette molécule et le sorte définitivement.Les patients ne doivent plus souffrir, ni mourir...Les familles ne doivent plus supportés cette douleur.
- Merci pour ce que vous faites, je n'ai pas eu le temps et le courage de remplir les feuilles que vous m'avez envoyées mais ça ne va pas tarder.
- A très bientôt

N.B. Le Curacné est un générique français du Roaccutane contenant la molécule isotrétinoïne.
Je vous recommande de visionner ces deux reportages édifiants:

http://www.youtube.com/watch?v=iFoPOJhEuDA&feature=player_embedded#
http://www.youtube.com/watch?v=-Y8ay-mAXjI&feature=related

Je répète ce que j'avais écrit dans un message plus ancien: la molécule citée a également dû jouer un rôle majeur dans la fragilisation du psychisme de Tal.

mercredi 17 février 2010

Chapitre trente-trois


Surlendemain

La première volonté d'Ewel avait été de voir son enfant. Lundi, en fin de journée, son vœu fut exaucé. Tal reposait dans la crypte d'une vilaine chapelle à côté du théâtre où elle s'était rendue avec ses élèves une semaine plus tôt. Ewel n'avait jamais vu de cadavre. On lui avait dit que les morts étaient beaux et sereins, qu'elle ne devait pas avoir peur. Elle se précipita sur le cercueil ouvert où reposait son fils dans des draps de soie blanche. Il portait le t-shirt qu'il avait acheté pendant les vacances aux Canaries sous une chemise blanche à longues manches. Alors qu'il avait été si beau de son vivant, son visage inerte, privé de son âme, exprimait à la fois exaspération et regret. Ewel embrassa cette face inanimée, étrange, caressa les belles mains de son fils croisées sur son abdomen. Elle répéta sans cesse la même question: "Pourquoi Tal, mais pourquoi, pourquoi donc?" Alors qu'elle aurait désiré s'étendre aux côtés de son enfant, pour rester définitivement avec lui, Yoav et grandma l'arrachèrent de force à la crypte pour la ramener dans le monde des vivants. Un monde où on souffre, où on s'acharne, mais où on respire et où le soleil brille. 

Pour prendre congé de lui, elle rendit trois fois visite à son fils bien-aimé. Pour son dernier voyage, elle lui apporta l'Iliade et l'Odyssée d'Homère ainsi que ses baguettes de batterie. Lors de sa troisième et dernière visite, elle fut rejointe par Matthias, le fils de Gisela qui avait étudié avec elle vingt ans plus tôt, le fidèle ami de Tal. Le jeune homme fut bouleversé par la vision de la dépouille de son camarade. Or, Ewel, noyée dans les profondeurs de son propre chagrin, rendue insensible par l'intensité de sa douleur, ne perçut pas le choc du jeune homme et ne put lui être d'aucun soutien. En revanche, elle admira en silence son magnifique geste: prendre ainsi congé de son camarade était le témoignage d'une amitié indéfectible, même au-delà de la mort. Si seulement Tal avait eu conscience d'avoir été tant aimé!

Ewel vit, sans vraiment s'en rendre compte, le très grand nombre d'amis, d'élèves, de voisins et de collègues qui s'étaient déplacés à l'occasion de l'enterrement de son fils. On lui rapporta qu'elle avait été digne et courageuse. Il n'en était rien: le choc l'avait hébétée. Ce qu'elle observa dans son détachement, c'était le cercueil en bois de chêne porté par des camarades et l'enseignant de son fils. Elle remarqua la présence charismatique et humaine du rabbin, soulagée de ses paroles réconfortantes, exemptes de jugement:

 "La vie en hébreu se dit khaïm. C'est un pluriel. On ne parle pas de la vie, mais des vies comme pour affirmer que la vie de l'individu n'est pas un trait rectiligne.
La vie est comme un faisceau composé d'une multitude d'éléments qui interagissent entre eux. Pour certains d'entre nous ce faisceau, même lourd, est supportable.
Pour certains d'entre nous, ce faisceau offre de multiples possibilités qui justifient l'envie de vivre encore et encore plus.
Mais certains, ce faisceau les enserre, ce faisceau est d'une pesanteur insupportable. Courage ou oubli de soi, le geste qu'a accompli Tal restera une énigme pour la plupart d'entre nous.
Les proches et vous en particulier, Ewel, Yoav et Naïm, allez vous poser de multiples questions, remettre en cause ce que vous avez fait.
Mais l'entendement ne vous permettra pas, comme il ne permettra à personne, de comprendre son geste dans sa totalité. L'a-t-il compris lui-même avant de le commettre?
Certains affirment la liberté individuelle.
Mais pour d'autres, en constatant les influences multiples qui pèsent sur chaque individu, cette liberté est réduite comme une peau de chagrin.
Alors parfois, l'horizon est obstrué et le faisceau de la vie enferme l'individu qui ne croit plus pouvoir aller vers une lumière terrestre.
Tal était de ceux-là. Son geste est un cri de souffrance, une expression de douleur. Du fond de son obscurité, il a préféré trouver le silence du repli extrême sur lui-même. Son preste sourire s'est éteint. Sa voix s'est tue…"

Ewel entendit ces paroles. Elle entendit également les textes lus avec courage par sa sœur, Diane, et par sa belle-sœur, Netta, qui avait le fait le déplacement depuis Israël en compagnie des deux frères de Yoav. Elle entendit le kaddish récité par ce dernier en pleurs. Elle observa l'ensevelissement de la dépouille qui fut rapidement recouverte de terre et de roses blanches. Elle nota les personnes qui défilèrent devant elle, la saluant, l'embrassant, l'encourageant: elle avait l'impression de revivre en résumé sa vie commune avec Tal, du jardin d'enfants jusqu'au lycée en passant par les écoles privées qu'il avait fréquentées, les représentants de tous les ordres d'enseignement, les témoins importants, les amis de toutes les étapes de son existence tronquée étaient venus. Elle ressentit la fatigue puis l'épuisement due à la position debout. Elle apprécia les mélodies que l'orchestre communal entonna en l'honneur du musicien qui les avait quittés. Alors qu'elle avait perçu les images et les sons de la cérémonie, le tout gardait un caractère irréel, fictif comme s'il s'était agi d'un film dont elle était seulement spectatrice.

Le directeur du lycée de son fils lui remit une enveloppe contenant les phrases que les camarades de Tal avaient écrites après l'annonce de la monstrueuse nouvelle. Ewel lui en fut reconnaissante et garda ces précieux témoignages amicaux, dont voici quelques-uns:

Tal et ses lunettes de soleil: "le talentueux"!

Brillamment incompris…

"Salut, beau blond!"
"Mais, je ne suis pas blond!"

Pourquoi? Pourquoi?
Tu avais tout pour toi!
L'intelligence, la gentillesse, la bonté et la beauté. Qu'est-ce qui te manquait? Je ne comprends pas! J'aimerais comprendre.

Tal,
Je te connais peu, mais tu es un exemple pour moi ainsi que pour tous les élèves de terminale. Je te voyais élève de l'année en train de dire ton discours à la cérémonie de maturité.
Nous ne t'oublierons jamais.
Tu resteras dans le cœur de chacun de nous.

Fatal? Brutal? Peut-être!
L'intelligence la plus brillante n'est pas une bonne chose si elle est doublée de solitude.
Regardons autour de nous et ne laissons pas cela se reproduire.
En tout cas, Tal, merci pour le bout de chemin trop court qu'on a partagé.

Adieu Tal, l'homme qui était trop bon et juste pour cette terre si triste et mauvaise.

Tal,
S'il y avait une personne parmi nous qui donnait le bon exemple, c'était bien toi.
Tu nous rappelles que la vie est si fragile.
Toi qui avais une ligne si prometteuse, tu nous a quittés. Quel esprit fort tu avais, je t'admirais, mais pourquoi?
Aucun problème de la vie n'est digne de la mort.
Il y a toujours une solution.

Une solution pour Tal? Cette fois-ci, il empêcha son entourage de lui trouver une solution. Tel était Tal, quand il en eut assez, il se leva, partit, disparut sans le moindre avertissement, en toute discrétion, définitivement.

Les amis et proches continuèrent d'affluer pendant le shiva (veillée funéraire de sept jours dans le judaïsme) et pendant le mois qui suivit le décès de Tal jusqu'au shloshim (trente jours après le décès). La classe de Tal vint faire ses adieux à la famille endeuillée le matin avant d'entreprendre le voyage de fin d'études à Istanbul où leur ami disparu aurait dû les accompagner. Puis, peu à peu, la vie reprit ses droits et tous vaquèrent à nouveau à leurs occupations quotidiennes, familiales et professionnelles. Tous, même Ewel, Yoav et Naïm. Mais pour eux, rien ne ressemblait plus à leur vie passée: il y eut désormais un avant Tal et un après Tal, comme il y avait un avant Jésus Christ et un après Jésus Christ. C'est en ce sens que son fils aurait joué le rôle de messie dans l'existence d'Ewel.

 

mardi 16 février 2010

J'accuse


Dans mon texte, je propose une citation libre de la lettre retrouvée après la mort de Tal. L'ultimatum et la menace non fondée, comme quoi Tal se trouverait privé de maturité (baccalauréat suisse) s'il ne rendait son TM jusqu'au 12 octobre, correspondent exactement au contenu de l'original que j'ai malencontreusement anéanti. Immédiatement après mon geste de désespoir et de rage, j’ai cherché par plusieurs moyens à récupérer le document. A cet effet, j’ai entre autres rencontré à deux reprises le président du Département d’Instruction Publique du Canton de Genève qui a tenu promesse : deux ans après la mort de Tal, une copie de la lettre nous a été envoyée …

Or, à ma grande stupéfaction, j’ai découvert, choquée, un document falsifié. A la place de vouloir inciter Tal à finir son TM en le menaçant de le priver de maturité, le signataire a purement et simplement modifié le contenu, édulcoré le message. Voici ce que j'ai trouvé dans la copie erronée:
« En cas de non respect de cette consigne, l’évaluation de votre TM risque d’être négative ; et, pour le reste, vous vous exposez à des sanctions d’ordre disciplinaire. » 


Face à tant de mauvaise foi, j’ai interrogé un ami, juge d’instruction. Il m’a expliqué que les témoins ayant lu la lettre originale (ma famille, mes voisins et l'ami de Tal) étaient considérés comme faillibles, que nos chances de gagner un procès étaient quasiment nulles. 

L’incompétence fatale est à présent mâtinée d’un monstrueux mensonge.

Pour moi, mère de Tal, l'élément déclencheur du suicide de mon fils ne fait aucun doute: rien, ni personne ne me fera jamais changer d'avis. La lettre de son école lui est parvenue à un moment de grande fragilité, elle s'est muée en corde qui a étranglé et brisé sa jeune nuque. Le fait d'en falsifier le contenu est un geste grave, c'est l'aveu du sentiment de culpabilité du signataire et de ses complices.

Malheureusement, aucune justice humaine ne pourra jamais réparer l'injustice que nous vivons, la pire des injustices pour une mère: perdre son enfant; injustice comparable à la pire des erreurs judiciaires pour un tribunal: la condamnation à mort d'un innocent.

A présent l'histoire de Tal existe sur la grande toile: ce n'est qu'un blog dans le magma informe de la blogosphère. Néanmoins, mes quelques fidèles lecteurs pourront se forger une opinion. J'ai la mienne: c'est la certitude immuable d'une mère qui aimait, aime et aimera son fils pour toujours. 

Qu'on se le dise...


lundi 15 février 2010

Chapitre trente-deux


Lendemain

Dimanche 8 octobre, après une nuit de pleine lune, un brouillard laiteux avait enveloppé la ville du bout du lac, mais la journée promettait d'être radieuse après sa dissipation. Yoav et Ewel s'étaient levés de bonne heure. Elle prépara le déjeuner pour les amis qu'elle avait conviés après son cours de yoga; quant à Yoav, il répara le mountain bike de son fils avant d'enfourcher son propre vélo pour son tour dominical. Lorsque tous deux rentrèrent, Tal était sorti. Yoav ne s'en inquiéta pas, seule Ewel repensa à la conversation du soir et ressentit soudain de l'anxiété. A table, son amie Amelia fit une remarque qui renforça son sentiment d'appréhension. Yvan allait au même cours de mathématique que Tal et avait rapporté l'attitude étrangement nonchalante de ce dernier lors de la dernière épreuve. Ewel remarqua:
- Tal ne va pas bien en ce moment, il faut qu'on lui parle.
- Comment ça? - répliqua vivement Yoav - que dis-tu? Il va parfaitement bien!
- Non! s'exclama la mère, irritée par le manque de sensibilité de son mari, il ne se sent pas bien! Il m'a parlé hier soir, il m'inquiète vraiment.

Après le départ des amis, Yoav demanda à sa femme de l'accompagner pour un deuxième tour à vélo. En quittant la maison, ils entendirent le vrombissement d'un hélicoptère qui survolait leur quartier, mais n'y prêtèrent pas d'attention. Quelques heures plus tard, ils devaient apprendre qu'on l'avait envoyé pour secourir leur fils, pour tenter de le ranimer, pour finalement emmener son corps. A leur retour, Ewel s'installa devant l'écran de son ordinateur. Son fils n'était toujours pas rentré, aussi sentit-elle son ventre se serrer et sa respiration s'accélérer. Puis, tout se précipita! Leur existence bascula! 

En fin d'après-midi, après le départ des deux policiers, le vide insupportable laissé par la disparition tragique de Tal s'emplit peu à peu de la présence de la famille d'Ewel, de leurs voisins, et de Johan chez qui Tal aurait dû se rendre pour terminer un rapport de physique. Dans la chambre du jeune homme, quelqu'un découvrit la lettre. Non, il ne s'agissait pas d'une lettre d'explications ou d'adieux, comme Ewel l'avait espéré - quelques mots lui auraient suffi: "maman, je t'aime, pardon…" Non, il s'agissait d'une lettre avec en-tête officiel et des formules de politesse convenues malgré la brutalité de son contenu. Ewel ne l'avait jamais vue. Depuis trois semaines, depuis que son fils était majeur, elle n'avait plus ouvert son courrier:
Genève, le 4 octobre 2006
Concerne: Travail de maturité

Monsieur,
Votre maître accompagnant votre TM nous a signalé que jusqu'à ce jour, vous n'avez rien produit en rapport avec votre travail de recherche.
Vous nous contraignez à vous imposer à présent un ultimatum pour la reddition de votre travail. Aussi, nous vous prions de nous le remettre, même dans sa version provisoire, au plus tard le jeudi 12 octobre 06. En cas de non respect de cette consigne, vous n'obtiendrez pas votre certificat de maturité.
Nous comptons sur votre coopération et vous prions, Monsieur, de recevoir nos salutations les meilleures.

                            M. Dot, doyen
          
Soudain, Ewel comprit les paroles découragées de son fils. Il avait pris au mot cette lettre de menaces. Comme elle en ignorait l'existence, elle n'avait pas pu lui dire que le travail de maturité avait perdu en importance depuis que des élèves avaient fait recours contre leur échec à l'aide d'avocats. Elle n'avait pas su encourager son fils, elle n'avait pas pu diminuer sa crainte de l'échec, elle n'avait pas réussi à décrypter sa détresse, elle n'avait pas posé les bonnes questions et, pire, elle n'avait pas su l'entendre. Elle s'interrogea toutefois: quelles avaient été les motivations d'une telle lettre? Jusqu'à ce jour, Tal n'avait jamais failli à ses devoirs, il avait été un élève brillant. Pourquoi soudain un tel zèle, une telle rigueur administrative? Pourquoi une telle menace alors que des élèves étaient autorisés à se présenter aux examens de maturité sans avoir réussi leur TM? Pourquoi un délai aussi court? Dans d'autres lycées, celui d'Ewel en l'occurrence, la date de la remise du travail était fixée après les vacances d'octobre, deux semaines plus tard. Dans son incommensurable chagrin, Ewel déchira la lettre fatale, l'élément déclencheur du suicide de son enfant, avec un cri de désespoir.

Yoav et Naïm commencèrent à fouiller la chambre du jeune homme. Ils y trouvèrent son agenda. Il était pratiquement vide à l'exception de deux pages sur lesquelles Tal avait griffonné en majuscules jaunes les mots franglais "DEADLINE" et "DEADLINE DE LA MORT" sur les journées du 12 octobre et du 13 novembre 2006, précisément les dates de la reddition et de la soutenance orale du mémoire comme Ewel l'apprendrait plus tard. Mais la plus macabre des découvertes fut la page Internet sur le suicide par pendaison, dans la mémoire vive de l'ordinateur du jeune homme. Il l'avait consultée le matin avant son passage à l'acte. Tal était brutalement décédé par un bel après-midi d'automne sur un chêne centenaire comme celui qu'Ewel avait sauvegardé à côté de leur maison, un chêne situé face au magnifique paysage dominé par le Mont-Blanc. Les nombreux espoirs et rêves concernant un enfant aussi prometteur avaient été anéantis en quelques heures d'égarement et de découragement. Tout cela paraissait tellement absurde, tellement inconcevable! Or, la mort de Tal était tellement réelle, tellement définitive. La vie bascule en un instant: on s'installe sur une moto, on organise un brunch avec des amis ou on s'affaire devant un ordinateur. Ce qui a été n’est plus.

dimanche 14 février 2010

Musicien

Dans un de mes précédents messages, j'avais promis des photos de Tal musicien. En ce jour de Saint-Valentin en voici quelques-unes.

 
 
 
 


samedi 13 février 2010

Rosée

Deux jours après la mort de Tal, j'ai noté le dialogue du dernier chapitre pour ne pas en perdre l'essentiel. Tal allait mal, il était dans une colère terrible contre son impuissance de terminer le TM, il a projeté cette colère contre tout le monde, contre nous, ses parents, contre son école, ses amis, même contre la maison. Je n'ai pas su reconnaître sa rage. Finalement, il l'a orientée contre lui-même...

Je suis tombée par hasard sur un site qui explique le nom de Tal:
טַל

Transcription : tal
Partie du discours : nom masculin
Traduction : rosée


Tout comme la rosée, Tal est parti au milieu d'une journée ensoleillée.

vendredi 12 février 2010

Chapitre trente-et-un


Adieux

Le repas du samedi soir en présence des grands-parents avait été convivial et chaleureux; seul Tal était resté plus calme que d'habitude. Ewel ne s'en était pas vraiment inquiétée, habituée aux silences un peu boudeurs de son fils. Grandma avait toutefois fait une remarque sur cette discrétion particulière. Avant de partir, elle monta dans la chambre de son petit-fils pour lui remettre un billet de dix francs comme toutes les semaines. En guise de remerciements, le jeune homme lâcha un "je n'en ai plus besoin" qui surprit la vieille dame. Dans son adolescence, grandma avait été très affectée par la mort de son frère aîné, provoquée par une infection généralisée des os lorsqu'il avait dix-sept ans. Les antibiotiques existaient aux Etats-Unis mais non dans l'Allemagne post-hitlérienne. Les histoires de famille se répètent sans forcément se ressembler. Grandma ne comprit pas les paroles de son petit-fils, elle ne les rapporta qu'après sa disparition. Après le départ de ses parents et de Yoav qui s'était couché de bonne heure, Ewel resta seule dans la cuisine pour y mettre de l'ordre. Il était près de onze heures, lorsque Tal la rejoignit alors qu'elle essuyait la vaisselle.

Sans lui proposer son aide, il s'installa sur l'une des quatre chaises de bar et lui posa une question surprenante:
- Qu'en penses-tu, si je n'obtiens pas ma maturité cette année? lui demanda-t-il.
Ewel ricana:
- Tu te moques de moi, comment pourrais-tu ne pas obtenir la maturité cette année? Avec une moyenne générale brillante comme la tienne?
- Je suis sérieux, je n'y arriverai pas!
- Tu ne peux pas être sérieux, tu y arriveras parfaitement! Mais qu'est-ce qui te fait douter pareillement?
- C'est le TM, je ne peux pas le finir.
- C'est vraiment idiot, tu es le champion de la procrastination, tu attends toujours le dernier moment pour t'y mettre. Mais Tal, tu réussiras! Tu réussis toujours, même avec du retard!
- Non, je ne parviens pas à lire le livre Minimum 1, l'allemand est trop compliqué. De plus, je ne m'en sors pas avec les nombreuses données, statistiques et informations que j'ai trouvées.
- Demain, Tal, on t'aidera. Demain, après le brunch, je te résume le livre et on va trouver une solution tous ensemble. Yoav t'aidera également.
Une solution, une fois de plus, il fallait trouver une solution pour Tal!
- C'est trop tard! De toute façon, mes profs sont nuls. Je les méprise tous. Surtout la prof censée diriger mon mémoire. C'est une incompétente, je ne l'ai jamais rencontrée.
- Tal, ne mélange pas tout, que tu aies des difficultés à réaliser ton TM est une chose, tu ne dois pas blâmer tes enseignants pour ça. Tu dois assumer la responsabilité de tes retards.
- Oh, ça va! Il n'y a pas que cette prof qui est nulle, toute l'école est nulle, j'ai perdu toute ma vie sur un banc d'école. J'en ai vraiment marre, je n'y ai rien appris et en plus je n'obtiendrai pas la maturité.
- Tu ne penses pas que tu exagères?
- Non seulement, je n'exagère pas, mais j'irai encore plus loin: mes camarades sont des imbéciles. Au cours de math, ils font semblant de s'intéresser, ils posent des questions idiotes. A la pause, il s'amusent à des jeux gamins. Ça fait quatre ans qu'ils répètent toujours les mêmes stupidités. Avant j'étais timide et je n'osais pas approcher les gens, maintenant, je ne suis plus timide et les gens me déçoivent.
- Ah! Me voilà rassurée, avec de tels complexes de supériorité, je suis au moins sûre que tu ne te feras jamais de mal!
Pourquoi Ewel redoutait-elle toujours que son fils se fasse du mal? La réponse de ce dernier la stupéfia:
- Détrompe-toi, maman, ce sont les gens qui s'aiment qui finissent par se suicider.
Ewel arrêta d'essuyer le verre à vin qu'elle tenait de la main droite. Où avait-il trouvé cette citation? Dans quel mauvais roman l'avait-il lue? Ou était-ce sa propre conviction? Elle observa le visage de son fils, dont l'expression l'inquiéta: elle y lut un mélange de colère et de détermination inconnues jusque-là.
- Tal, que dis-tu? interrogea-t-elle d'une voix hésitante. Tu ne penses pas ce que tu dis. Non, c'est n'importe quoi. Nous faisons partie d'une famille de survivants. Pense à ta grand-mère! D'ailleurs, la vie vaut la peine d'être vécue. Regarde-moi, j'avais des moments de désespoir quand j'étais jeune, aujourd'hui je sais que chaque minute a de la valeur. Je vous ai conçus toi et Naïm. J'ai une belle maison, un métier intéressant. C'est vrai qu'avec ton père la relation n'est pas toujours aisée, mais ça arrive dans tous les couples. Contrairement à la plupart d'entre eux, nous sommes toujours ensemble! 

Plongée dans le fil des ses pensées, Ewel se rendit compte que sa relation avec Yoav ne pouvait pas être un exemple pour son fils. Quelques mois plus tôt, en colère contre son mari, elle s'était demandé à voix haute pourquoi elle avait fait l'erreur de partir en Israël. Tal avait répliqué à son monologue avec une phrase qui lui avait arraché un sourire:
- Heureusement que tu es partie, sinon Naïm et moi-même n'existerions pas!
Soudain, elle le questionna:
- Tal, dis-moi, as-tu déjà connu l'amour, l'amour physique?
- Non, j'ai peur d'être déçu.
Pour le jeune homme, ce sujet était clos; en revanche, il enchaîna sur son raisonnement négatif:
- Non seulement, j'en ai marre de l'école, mais j'ai décidé que je ne ferais plus de musique!
De plus en plus alarmée, commençant à percevoir la détresse de son fils, Ewel l'interrogea sur sa plus grande source de plaisir:
- Je ne comprends pas! Pourquoi cette envie soudaine d'arrêter la musique? Qu'en est-il de tes projets de composition et d'enregistrement? Qu'en est-il de ton intention de faire de la musique pendant ton service militaire?
- J'ai décidé que je n'achèterais pas les micros pour les enregistrements. A part ça, je ne suis pas du tout sûr d'être reçu par l'orchestre militaire. D'ailleurs, à quoi ça sert l'armée dans un pays en paix. Il faudrait au moins faire l'armée dans un pays en guerre.
- Eh bien, pars en Israël, si c'est ce que tu veux!
Ewel se surprit elle-même; elle avait toujours essayé de dissuader ses fils de faire leur service militaire dans leur seconde patrie et soudain elle le proposait à Tal après la terrible guerre que la région venait de connaître. Le jeune homme réfléchit un instant:
- J'ai rêvé que je vous tuais, dit-il soudain.

De plus en plus alertée par les étranges propos de son fils, au lieu de lui retourner sa remarque pour qu'il l'explicite, Ewel dit maladroitement:
- Ça me paraît normal, Tal, à l'adolescence, on tue symboliquement ses parents pour être capable de prendre leur place d'adulte. Pense à la mythologie, pense à Œdipe par exemple.
Tal haussa les épaules:
- Ah, il y a encore quelque chose. Je voulais te dire que je n'aime pas notre nouvelle maison.
A cet instant, avant même qu'Ewel pût répondre, Naïm entra dans la cuisine pour se servir à boire. Le grand frère le reçut en feulant:
- Qu'est-ce tu fiches là! File, fichu frangin! hurla-t-il.
- Tal, je n'accepte pas cette attitude! Naïm a le droit de venir à la cuisine, il ne t'a rien fait, s'interposa Ewel.

En guise de réponse, elle reçut une rafale d'insultes qui la révoltèrent. Puisque son fils était détestable, puisqu'il avait décidé de se disputer avec son jeune frère, elle allait quitter ses grands enfants pour aller dormir. Elle rangea les derniers couverts, lissa le linge de cuisine, le suspendit et fit mine de partir. Un coup d'œil à son aîné la retint un instant. Le désarroi qu'elle devina derrière son voile de colère la toucha. Peut-être qu'un geste affectueux le calmerait un peu. Elle s'approcha de lui avec le désir de l'embrasser. Au même moment, il écarta brusquement les bras, la heurtant violemment, la poussant contre la porte du frigo. Meurtrie, elle croisa ses mains sur sa poitrine et réfléchit sur l'attitude à adopter. A nouveau, elle fut frappée par l'expression étrange du regard de fils. Au lieu de lui faire des reproches, elle lui dit tristement:
- Tal, je t'aime quand même.

Puis, elle monta se coucher avec un serrement au cœur et une pensée qu'elle tenta aussitôt d'effacer de son esprit: et si elle lui avait parlé pour la dernière fois? Si elle ne le revoyait plus? Quelle idée insensée! Le sommeil dans lequel elle tomba assez rapidement effaça toutes ces élucubrations.

"Tal, je t'aime quand même." Ce furent effectivement les dernières paroles qu'elle avait pu dire à son fils. Plus tard, Ewel se torturerait à l'idée qu'elle avait abandonné son fils à un moment aussi crucial. Elle se culpabiliserait jusqu'à l'excès à la pensée qu'elle aurait dû rester avec lui puisqu'elle avait perçu son mal-être. Elle se reprocherait sans cesse de ne pas avoir utilisé la technique de l'écoute active, de ne pas lui avoir renvoyé ses interrogations. Or, elle n'aurait jamais eu la clairvoyance, ce samedi soir, de se rendre immédiatement aux urgences de psychiatrie ou au CEPS, au Centre d'Etude et de Prévention contre le Suicide. Jadis, à cause de l'ignorance des adultes, Tal avait définitivement perdu ses incisives. A présent, à cause de l'ignorance d'Ewel, Tal perdrait sa vie. Elle avait failli, elle avait complètement failli dans son rôle de mère, elle n'avait pas su protéger son fils de ses démons intérieurs. A présent, comment survivrait-elle à un tel échec? Comment survivrait-elle à Tal?

1 Frank Schirrmacher, Minimum, Blessing, 2006. Dans son essai, l'auteur pose la question comment survivre dans notre monde occidental où nous avons un minimum d'enfants. Il commence par montrer que lors de coups du sort, ce ne sont pas les jeunes combattants virils qui survivent, mais les grandes familles solidaires.