mercredi 24 février 2010

Post Tal II


Deux mois après, alors que je suis à la recherche d'un sens, que je me documente au sujet de la surdouance, je tombe sur un concept que j'ignorais jusqu'ici: l'enfant "indigo". Il s'agit d'une sorte de fourre-tout psychologique inventé par une secte pour donner une explication des enfants difficiles: dyslexiques, autistes, assassins, mais également surdoués. Il est compréhensible que dans notre monde occidental, où nous avons peu d'enfants, où nous souhaitons le meilleur pour eux, il soit difficile pour les parents de faire le deuil de l'enfant parfait. Ces enfants indigos, apparemment imparfaits, seraient des sortes d'anges, de messies censés par leurs défis nous rendre meilleurs, si j'ai bien compris. Le texte que j'ai commencé d'écrire sur Tal pourrait se prêter à ce genre d'interprétation farfelue, car j'y décris mon fils comme un être spécial et j'y emploie les termes d'ange gardien, de rédempteur ou de messie. Néanmoins, je refuse catégoriquement toute tentative de récupération de mon histoire par des sectes ou par des représentants New Age. Les liens que je fais entre des paroles et des coïncidences sont le fruit de mon imagination dans le but de donner un sens au suicide de mon fils aimé.

Au même moment à peu près, notre direction scolaire organise une conférence de maîtres pour nous informer de nouvelles réformes au sein de l'école genevoise. Cette fois-ci, il s'agit de rendre ces réaménagements conformes à ceux des autres cantons suisses et des pays environnants en faisant passer la durée d'études de treize à douze ans. Bien entendu, il s'agit une fois de plus d'une mesure économique. Les milieux bourgeois et libéraux insistent: il faut réduire le coût de l'école publique. De toute façon, eux envoient leurs enfants à l'école privée. Nous sommes en pleine déroute: une société qui se scinde, qui promeut les inégalités, au lieu de donner plus de moyens pour soutenir les enfants en difficulté, on réduit les budgets. Le pire pour moi, c'est d'accepter, deux mois après le départ de Tal, qu'il soit question de supprimer la treizième année scolaire qui l'a tant exaspéré. Comme je l'ai écrit à mes collègues dans une lettre ouverte, s'il n'avait pas dû accomplir cette treizième année, Tal serait peut-être à l'Université à l'heure actuelle, il étudierait peut-être la médecine, mais surtout, surtout, il serait vivant.

A la même époque encore, le chef du personnel convoque mon mari pour une affaire délicate. Présent à l'enterrement, il lui avait répété sous le coup de l'émotion qu'il ne devait pas s'en faire, qu'il pouvait s'absenter le temps qu'il faudrait, qu'en tant que chef, il comprenait le désarroi et la peine de son employé face à une telle tragédie. Mon mari avait finalement manqué une semaine, le temps du shiva, puis dans sa constance était retourné au travail avec une volonté admirable. Pendant l'entretien, deux mois plus tard, son chef lui apprend contre toute attente que l'entreprise n'accorde pas plus de trois jours de congé pour deuil, qu'il a dépassé ce temps et qu'il ne bénéficie plus de jours de congé en 2006; en conséquence l'employeur devait procéder à une retenue salariale. Au lieu de fermer un œil à cause de l'immensité du malheur, à cause du deuil anormal qui afflige notre famille, en raison d'un règlement inhumain, le chef ose faire des reproches à un père souffrant. Par chance, mon mari, qui n'a pratiquement jamais manqué de jours de travail, s'est défendu et a finalement eu gain de cause: en dernière extrémité, son employeur a fini par lui accorder la semaine de deuil. Qu'est-ce qu'une semaine à côté d'une vie entière où nous pleurerons et regretterons notre enfant?

En ce mois de décembre également, le monde entier assiste quasiment sans broncher à une monstrueuse mascarade en Iran. Le président Ahmaninedjad a en effet organisé une conférence mondiale des révisionnistes. Il a l'intention de "démontrer scientifiquement" que la Shoah est un fabrication des sionistes pour justifier l'existence de l'état d'Israël. Bien que cette manifestation se tienne à Téhéran, à mille lieues du monde où je vis, je suis simplement écœurée par tant de mauvaise foi. Tal aurait probablement réagi en haussant les épaules, tant la bêtise humaine lui aurait paru indigne de tout commentaire. Mais moi qui suis vivante, je crois encore en la parole qui peut exprimer et condamner. Comment puis-je accepter qu'on nie un des plus grands drames que l'humanité ait connu jusqu'à ce jour, négation qui ouvre à nouveau les portes à toutes les folies humaines, comme celle du président iranien? Qu'on refuse de croire que toute la famille de ma belle-mère ait été assassinée à Auschwitz? Que le grand handicap de ma belle-mère qui ne peut plus voyager sans présenter tous les symptômes de la déportation, la déshydration et la déminéralisation nécessitant une prise en charge immédiate à l'hôpital, ne soit que le produit psychosomatique de son esprit malade? Que le numéro A-6223 tatoué sur son avant-bras gauche ne soit qu'un ornement parmi tant d'autres? Qu'on tente d'oublier des millions de morts à travers une mise en scène malsaine, que les souffrances et le suicide de Primo Levi, de Stefan Zweig et tant d'autres aient été vains? Que les vigiles des camps nazis aient peu à peu eu raison avec leurs moqueries, comme quoi personne ne croira jamais les survivants des camps? Lorsque je me pose toutes ces questions sur la bêtise humaine, alors, soudain, je commence à comprendre les raisons qui ont poussé Tal à nous quitter: notre monde semble s'engager inéluctablement dans une direction malsaine où la raison est abolie et où l'individu est malmené, broyé. La masse humaine survivra jusqu'à la fin de ce monde, mais dans quelles conditions? De toute façon, moi, je ne serai plus là.

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