dimanche 7 février 2010

Chapitre vingt-huit


Dernières vacances

Pour la première fois depuis qu'ils étaient parents et pour la première fois depuis qu'elle était historienne de l'art, Yoav et Ewel partirent une semaine seuls à Rome, laissant leurs grands enfants sans surveillance dans la maison rouge. Ils avaient confiance! Miranda, leur aide à domicile, vint à deux reprises et leur rapporta admirative:
- Vous avez vraiment des enfants extraordinaires! Un soir, Tal a invité ses amis et leur a cuisiné du poisson. Le lendemain tout était rangé, nickel!
Il avait passé une soirée en compagnie de ses amies "canadiennes". L'une d'entre elles le convainquit de l'accompagner au cours de samaritains, obligatoire pour passer le permis de conduire. Tal s'exécuta. Pendant cette soirée, le pauvre Naïm fut obligé de se retirer dans sa chambre.

Mi-août, toute la famille partit pour une semaine de vacances à la Grande Canarie, des vacances au rabais qu'Ewel avait réservées dans l'idée d'une pause, d'un court changement d'horizon. Alors que Tal n'avait aucune envie d'accompagner ses parents et son frère, sa mère réussit à lui faire changer d'avis:
- Tal, ce seront probablement tes dernières vacances avec nous! En septembre, tu auras dix-huit ans, après quoi, tu feras ce que bon te semble. De plus, une semaine ce n'est pas long, ça nous changera les idées après le stress du déménagement.

Malheureusement plusieurs mésaventures gâchèrent les dernières vacances familiales communes. D'abord, ils restèrent bloqués plusieurs heures à l'aéroport de Las Palmas. Tous deux, Ewel et Yoav avaient oublié leurs permis de conduire et ne purent emmener leur voiture de location. Ils avaient besoin au moins d'une photocopie du document officiel pour que le loueur accepte de leur laisser un véhicule. Ils téléphonèrent aux parents d'Ewel qui se trouvaient au même moment sur leur voilier au milieu du lac Léman. Au moins quatre heures s'écoulèrent avant que grandpa ne trouvât les papiers nécessaires et ne les fît parvenir au loueur. En attendant, Ewel proposa à ses trois hommes de prendre un verre dans un café de l'aéroport, seul Tal accepta son invitation. Alors que la situation l'irritait visiblement, il se détendit en sirotant son café. Avec son humour habituel, il dit:
- La seule chose dont j'aurai à me plaindre à la fin de ma vie, c'est du café trop chaud ou du café trop froid.
A cette remarque, Ewel sourit. Parfois les expressions de son fils lui paraissaient être des citations tirées d'une de ses nombreuses lectures. Celle-ci lui plut particulièrement: n'était-il pas en train de lui signaler que sa vie était parfaite, malgré quelques contrariétés?

Lorsqu'ils retournèrent auprès du loueur de voitures, celui-ci demanda à Ewel ce qu'ils avaient l'intention de faire pendant leur séjour. Elle lui expliqua qu'ils privilégiaient les marches à pied et les découvertes plutôt que le farniente sur la plage. Il lui indiqua alors une excursion à entreprendre au Nord de l'île dans une sorte de réserve naturelle qui ne figurait dans aucun guide touristique. Ravie, Ewel nota consciencieusement le conseil de l'autochtone. Quelques jours plus tard, ils s'y rendirent sans Naïm qui préféra passer une journée oisive à l'hôtel. Ils empruntèrent des routes escarpées serpentant dangereusement à travers le magnifique paysage volcanique. Ewel réalisa plusieurs portraits de Tal devant les abîmes qui surplombaient la mer. Il y paraissait absorbé par ses pensées: l'idée du suicide l'avait-elle effleurée alors? Le point de départ de leur expédition à pied fut difficile à trouver; après environ une demi-heure de recherches, ils aperçurent un vieux panneau indiquant Reserva natural et garèrent leur voiture. Or, à mesure qu'ils marchaient, le paysage leur parut de plus en plus désolé. Après avoir dépassé les ruines de ce qui avait jadis dû être un grand café, ils parvinrent à un chemin signalé par des panneaux décrépits, rouillés. Ewel insista:
- Ça doit être ici! On signale même des belvédères plus loin.
Ils persévérèrent et avancèrent le long d'un sentier ravagé, jonché de cadavres d'animaux dans une nature qui avait dû être luxuriante mais qui était desséchée et noircie comme après un incendie. Comme si cela ne suffisait pas, le ciel se couvrit d'un nuage grisâtre. A mesure qu'ils montaient, le moral d'Ewel baissait.
- Qu'est-ce que le loueur de voiture a eu comme idée de nous envoyer dans ce lieu de désolation? Ça doit faire des années que cette vallée est à l'abandon!

Arrivés en haut dans le village de Fargas, tous trois étaient d'humeur massacrante et finirent par se disputer; ils ne trouvèrent même pas de café pour noyer leur chagrin. Excédés, ils finirent par se séparer. Avec courage et détermination, Ewel retourna sur le chemin qui la mena à travers le purgatoire, tandis que Yoav et Tal empruntèrent la route bien plus longue que le sentier: il firent de l'auto-stop et arrivèrent en même temps qu'Ewel à leur voiture. Cette excursion dans la vallée de la mort, comme Ewel finit par l'appeler, gâcha une journée entière de leur dernier voyage familial et sembla préfigurer la tragédie qui les attendait. Ewel y repenserait souvent avec dégoût et un pincement au cœur. Un soir, suite à un nouveau désaccord, Ewel se rendit au restaurant avec Tal, alors que Yoav et Naïm pique-niquèrent à l'hôtel. Elle passa une soirée agréable en présence de son aîné où il lui fit part d'une préoccupation:
- J'ai l'impression qu'avec la globalisation tout commence à se ressembler dans le monde. Bientôt, il n'y aura plus rien de typique, où qu'on aille, où qu'on se rende, tout finira par se ressembler! J'ai même plus envie de voyager!
- Tu exagères un peu, observe la radicalisation des pays musulmans. S'il continuent ainsi, ils se retrouveront vraiment au Moyen Age.
En 2006, désillusionnée, Ewel avait perdu l'espoir d'une cohabitation pacifique des peuples et des religions.

A leur retour, tous les deux, mère et fils observèrent une étoile filante qui sembla se précipiter dans la mer. Ewel fit le vœu d'une belle et longue vie et se culpabilisa aussitôt; elle aurait dû inclure son fils dans son souhait. Elle se rassura à la pensée qu'une belle et longue vie pour elle incluait automatiquement Tal et le reste de sa famille. Elle ne saurait jamais si Tal avait formulé un vœu et lequel. A leur retour de la Grande Canarie, le jeune homme déclara:
- C'étaient mes dernières vacances avec vous!
Les parents s'attendaient à cette déclaration de leur fils presque adulte. Jamais, toutefois, ils n'auraient pu imaginer qu'il l'entendait au premier degré.

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