jeudi 4 février 2010

Chapitre vingt-sept


Été meurtrier

La joie et l'impatience à l'idée de retrouver Tal après une absence de près de deux mois firent oublier à Ewel les soucis du déménagement. Accompagnée de Naïm, elle se rendit à l'aéroport en chantonnant au volant de sa voiture. A travers les vitres qui séparaient les voyageurs des proches venus les accueillir, Ewel aperçut Tal et son mari qui avait rejoint son fils en Israël, occupés à récupérer leurs bagages et leurs biens. Tel un parfait touriste, Tal portait un t-shirt blanc, des bermudas bleu clair et des tongs. Sa peau était basanée et ses cheveux  éclaircis par le soleil brillaient sous les lampes halogènes de l'aéroport. Il semblait avoir encore grandi et dépassait son père d'une bonne tête. Ewel le trouva magnifique et anticipa le moment de le serrer dans ses bras. Elle en oublia presque Yoav! Lorsqu'elle embrassa son fils, elle lui déclara fièrement:
- Tu es superbe, Tal. On voit que tu as passé du bon temps en Israël. Je suis tellement heureuse de te revoir.
Visiblement, Tal ne partageait pas son bonheur. Il lui répondit avec une certaine indifférence:
- C'est vrai, c'était bien. Je n'ai pas très envie d'être ici!
- Tu n'es pas content de rentrer? Demain, nous déménageons, nous allons vivre dans notre nouvelle maison! Tu verras, elle est vraiment réussie, même si elle est loin d'être terminée.
- Je suis rentré pour vous aider avec le déménagement, mais franchement ça m'embête. J'ai trop de travaux qui m'attendent ici: en plus de déménagement, il y a mon TM (travail de maturité), les examens à rattraper! Franchement, j'étais mieux en Israël!
Ewel essaya de le raisonner sans paraître trop moralisatrice:
- Tu as eu des vacances à rallonges. A présent quelques devoirs t'attendent: mais tu y arriveras.

A aucun moment, elle n'avait douté des facultés de son fils: il accomplirait ses tâches avec la même facilité déconcertante que par le passé. Jamais l'idée qu'il pût se trouver face à une difficulté ou une incapacité d'accomplir un ouvrage aussi nouveau que le TM n'avait effleuré Ewel. Elle-même avait terminé son mémoire en histoire de l'art en un peu plus de deux semaines. Dans son esprit naïf, le talentueux jeune homme devait y arriver plus facilement qu'elle. Or, le sujet de son TM était complexe: "Considérations et applications politiques de la théorie de la chute du taux de croissance démographique mondial". Lorsqu'il avait dû se décider, Tal avait hésité. Un peu par hasard, il avait proposé un thème qui constituait une obsession transgénérationnelle dans la famille d'Ewel. En effet, grandpa avait régulièrement mis en garde ses enfants des méfaits d'une surpopulation planétaire. Toute jeune déjà,  Ewel s'était convaincue qu'elle n'aurait pas d'enfants… deux au maximum. Elle avait transmis ses préoccupations à Tal et se réjouissait à présent de lire le résultat de ses recherches. Ce qu'elle ignorait, c'était que précisément chez les enfants à haut potentiel intellectuel, l'assimilation d'un très grand nombre de données et d'informations peut constituer une importante source d'angoisses, que la peur d'un échec les mène souvent à "un repli dépressif, parfois suicidaire".1 Justement pour un adolescent comme Tal, le rôle du maître accompagnant du TM était essentiel, indispensable pour mettre de l'ordre dans son stock débordant d'informations. Or, il ne rencontra jamais l'enseignante qu'on lui avait attribuée.

Contrairement à son fils, Yoav était d'excellente humeur. Les dix jours dans sa famille l'avaient détendu. Après les salutations, il dit à sa femme:
- Il faut suivre les nouvelles, il y aura des développements intéressants en Israël. Le Hezbollah, suite aux événements à Gaza, s'est introduit à partir du Liban dans une base de Tsahal sur le territoire israélien. Après avoir tué huit soldats, les Palestiniens en ont capturé deux. Je me demande comment l'armée va riposter.
- Pardon, tu trouves ça intéressant, je dirais que c'est inquiétant. Je suis bien contente que vous soyez rentrés! répondit Ewel.

En rejoignant leur voiture, elle marchait aux côtés de son fils, admirant son profil régulier. Elle caressa sa joue à la fois douce et rugueuse sous l'effet de la barbe naissante, jusqu'à ce que celui-ci s'impatiente. A la maison, Tal demeura interdit sur le seuil de sa chambre. Il retrouva tous ses meubles: le lit pliable qui avait appartenu à Ewel lorsqu'elle était jeune fille et qu'il avait souhaité garder, les étagères, le bureau et l'armoire. Mais sa chambre s'était vidée de son contenu, de son âme. Ewel avait rangé toutes ses possessions, tous ses biens, toutes ses affaires, son ordinateur, ses livres, tableaux et gadgets, tout avait été empaqueté en vue du déménagement. Elle s'était même permis de jeter un certain nombre d'objets qu'elle estimait insignifiants. Avant le départ de son fils, elle lui avait demandé de commencer à ranger, d'opérer un tri; or, il n'avait rien fait. A présent, il paraissait troublé: le lieu où il avait grandi n'existait plus vraiment. Le déménagement représentait un congé définitif, un départ sans retour de l'enfance. Le soir avant de mourir, il avoua à sa mère qu'il n'aimait pas leur nouvelle maison, malgré la salle de musique, malgré la clarté et le volume des pièces. Après sa mort, Ewel retrouverait certains cartons qu'elle avait emballés, qu'il n'avait même pas pris la peine d'ouvrir. Les changements qu'entraîna le déménagement se muèrent-ils en gouttes de pluie venues arroser son lac artificiel?

Le lendemain de bonne heure, l'entreprise de déménagement se mit au travail. Avec l'aide de la famille d'Ewel et de quelques amis, ils réussirent en quelques heures à vider la maison où ils avaient passé douze belles années. L'aménagement de la maison rouge leur prendrait par contre quelques mois. Ewel avait répété à plusieurs reprises aux acquéreurs de leur ancienne maison combien sa famille y avait été heureuse, qu'elle avait abrité l'enfance de ses fils et que personne ne pouvait savoir ce que leur réservait la nouvelle maison. Toutefois, Ewel n'était pas nostalgique et aimait aller de l'avant, prendre des décisions et en assumer les conséquences. Comme leur nouveau logement comportait de nombreux avantages, elle ne pouvait envisager l'avenir qu'avec sérénité. Son seul véritable souci était la santé de grandpa. Toutefois à le voir travailler, suspendre des luminaires et installer les cabines de douche, elle se tranquillisa.

Comme ils n'avaient ni télévision, ni connexion Internet, ils suivirent l'actualité avec les moyens conventionnels, par la radio et les journaux. Le douze juillet, les "développements intéressants" prévus par Yoav au Proche Orient débutèrent avec une offensive de grande envergure de l'armée israélienne dans le sud du Liban. Contrairement à toutes les attentes, la guerre ne se termina pas en quelques jours, mais dura pendant plus d'un mois. Alors qu'Ewel pouvait comprendre les raisons qui avaient poussé Israël à entreprendre une action armée, elle était néanmoins opposée à cette guerre:
- C'est toujours pareil, on sait comment les conflits commencent; on ne sait pas quelle tournure ils prennent!

Ce jugement ne l'empêcha toutefois pas d'ammorcer une petite bataille personnelle à son modeste niveau. Quand elle n'était pas occupée à peindre le sous-sol, monter des meubles et ranger les armoires de la maison, elle écrivait aux médias francophones qui n'essayaient à aucun moment de tracer un portrait objectif des événements de la région et accusaient purement et simplement Israël de toutes les violations possibles et imaginables. Contrairement à sa retenue habituelle, elle fustigea:
Votre dossier sur le Liban est une perle dans la campagne de désinformation à laquelle on assiste à l'heure actuelle au sujet de la situation dramatique que connaît le Proche Orient. Votre journaliste par exemple a vraiment toutes les qualités qu'on est en droit d'attendre de la part d'un grand reporter. La guerre au Liban, ce sont des "massacres de civils": c'est pour cela qu'Israël a envoyé des mises en garde sommant les civils de partir avant de commencer le bombardement des fiefs du Hezbollah. Israël prend "les convois humanitaires ou de réfugiés (…) pour cible": il a tout intérêt que le monde entier le haïsse un peu plus encore. "Les atrocités commises par l'armée israélienne à Cana" ont été revues à la baisse d'au moins 50%, mais d'accord, n'importe quelle victime innocente est une mort de trop.

Ewel pleura les morts de part et d'autre: trop d'enfants étaient pris en otage entre les parties adverses. En même temps, inévitablement, elle s'identifia aux mères israéliennes: les soldats étaient des garçons entre dix-huit et vingt-trois ans, certains d'entre eux issus de familles pacifistes, des membres de l'organisation Shalom Akhshav par exemple, envoyés au Liban contre leur gré. Ainsi, trois cousins de Tal et de Naïm furent dépêchés au front. Ses propres fils qui possédaient la nationalité israélienne pourraient être un jour enrôlés dans cette armée meurtrière s'ils ne s'y opposaient pas. Toute leur enfance, Ewel avait tenté de les en dissuader. Le jour venu, à l'âge adulte, elle ne pourrait toutefois plus contrer leur décision. Un mois après le début des hostilités, Ewel lut avec effroi qu'Ouri, le fils de David Grossman, le fameux écrivain pacifiste, était tombé au Liban alors que son père venait d'écrire au premier ministre Ehoud Olmert pour demander de cesser les hostilités. Bouleversée par cette terrible ironie du sort, elle se demanda comment les familles faisaient face à tel désastre, à une telle perte. En ces moments, elle regarda affectueusement ses deux fils en pensant tout bas: "heureusement que nous vivons en Suisse!"

Sara, qui téléphonait habituellement une fois par semaine, les appela presque tous les deux jours pour les tenir informés au sujet de la famille. Pendant ces conversations téléphoniques, elle ne se lassa pas de faire l'éloge de son petit-fils Tal. Elle avait tellement apprécié leur cohabitation, Tal avait été si attentif et patient à son égard. Ils avaient eu de longues discussions au sujet de son avenir et elle lui avait conseillé d'aller trouver un orienteur professionnel. Tal l'avait gâtée par moments: un jour, il lui avait préparé un dîner tout seul, un autre jour, il lui avait spontanément apporté un bouquet de fleurs. Sara aimait son petit-fils et il le lui avait bien rendu. Que se passa-t-il dans le cerveau du jeune homme trois mois plus tard pour même oublier sa grand-mère exceptionnelle?

Pendant toute la durée du conflit, Tal resta parfaitement calme, presque indifférent aux nouvelles. A aucun moment, il n'exprima clairement son opinion, alors même que sa mère désirait engager un dialogue avec lui. Elle fut également surprise du silence dont il entourait son séjour dans sa deuxième patrie. Il ne communiqua presque rien sur cette nouvelle expérience vécue. Ewel n'insista pas, elle avait du travail dans la nouvelle maison.
Un matin, elle opéra un choix de photos de ses deux enfants depuis leur petite enfance jusqu'à l'adolescence, elle les encadra et les disposa pour les accrocher dans sa chambre à coucher. Soudain Tal fit apparition dans le cadre de la porte, observa sa mère et remarqua ironiquement au sujet des photos:
- Ben, dis donc! Ils sont importants ces deux là dans ta vie!
- Eh bien oui, ce sont les personnes les plus importantes de mon existence, répondit-elle sans hésiter et sans se laisser détourner de sa tâche.

Ewel avait installé le lit pliable de Tal dans la minuscule chambre d'amis du rez-de-chaussée: le jeune homme avait donc besoin d'une nouvelle couche. Après avoir visité un bon nombre d'expositions de chambres à coucher et de futons, elle proposa à son fils la solution d'un canapé lit. Un jour, ils se rendirent tous deux dans une grande maison de meubles à une demie heure de route de leur domicile. En riant, mère et fils testèrent les différents modèles de canapé et finirent par en choisir un conciliant confort, simplicité et esthétisme. Leur achat encombrant terminé, calé tant bien que mal dans le grand coffre de leur voiture resté entrouvert, Ewel demanda l'autorisation à Tal de jeter un rapide coup d'œil dans les magasins de mode environnants. Non seulement il l'y autorisa, mais encore, il l'accompagna avec curiosité. Il examina les étalages d'habits et finit par essayer un grand nombre de vestes en toile légère. Lorsque Ewel accepta d'acheter le blouson beige qu'il avait choisi après de longues hésitations, le jeune homme entoura sa mère des bras et posa un rapide baiser sur sa joue, indifférent du regard amusé de l'armada de vendeuses. Elle rougit,  les marques d'affection publiques de son fils étaient rares. Jamais, elle n'oublierait ce moment banal qu'en apparences.

Pendant les deux mois de vacances d'été, la plupart des journées de Tal se ressemblèrent. Il se leva tard, prit un petit déjeuner, enfourcha son vélo et partit nager dans le lac, faire une course à pied dans la région ou rencontrer des amis. Quand il était à la maison, il s'enfermait dans sa chambre pour lire, s'affairer devant son ordinateur et écouter de la musique, la plupart du temps du jazz à bas volume, parfois la chanson des Who. Enfin, il s'entraîna régulièrement au xylophone, instrument qu'il commençait vraiment à maîtriser. Avec l'âge, il sembla le pratiquer plus volontiers que les autres instruments de percussions. De temps en temps, Yoav et Ewel s'enquirent sur l'avancement de son TM; il y répondit avec une colère non dissimulée, de sorte que ses parents arrêtèrent de l'interroger. De toute façon, il n'y avait aucune raison de s'inquiéter. Les seules escapades de cette routine estivale furent ses visites dans les différents festivals de la région, Montreux puis Nyon. Pendant ces nuits de concert, il avait fait preuve d'une joie de vivre et d'une exubérance peu habituelles. Daniel, son ami, rapportera qu'il hurla à un groupe israélien une expression captée pendant son extra-muros: "Taassé li yeled" - "fais-moi un enfant" - le cri des fans féminines des chanteurs.

1 Tordjman Sylvie et autres, Enfants surdoués en difficulté, Stock, 2005, p.133

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