Les journées de la jeune mère et du bambin se ressemblaient. Si elle était sincère, Ewel devait reconnaître qu'elle n'était pas très heureuse dans son rôle de mère nourricière. Son quotidien était rythmé par les besoins du petit: repas, phases de repos et de réveil, soins corporels, promenades au parc et visites occasionnelles d'autres jeunes mères. Mais le plus difficile à vivre étaient les cris incessants de son enfant. Malgré l'allaitement à la demande, Ewel n'arrivait pas à calmer Tal et surtout, elle ne comprenait pas les causes de sa colère. Après le bain journalier, elle aurait souhaité faire un massage à son petit garçon - comme elle l'avait lu dans les livres - or sous l'effet de son toucher, il se mettait à hurler, de sorte qu'elle abandonna rapidement son entreprise. Un soir, en rentrant d'une promenade, elle trouva un billet anonyme scotché sur la porte d'entrée. "Faites taire votre enfant, sinon je serai obligé de me plaindre auprès de la Régie, ou je porterai plainte auprès de la police!" Elle s'effondra. Le participe du verbe "obliger" lui suggéra que l'auteur de la lettre était un homme, mais rien n'était moins sûr, une minorité d'individus maîtrisant l'accord des participes passés de la langue française. Désespérée, elle finit par se rendre à un service de consultation de la petite enfance où un psychologue la rassura sur son rôle de mère et sa manière de faire.
A cause de ses difficultés, elle pensa avec nostalgie à sa vie insouciante d'étudiante, aux rencontres, sorties et conversations stimulantes qu'elle vivait alors. Ses amis universitaires la négligeaient complètement depuis qu'elle était devenue mère de famille. Se sentant seule, abandonnée de ses relations, il fallait qu'elle trouve une issue, qu'elle renoue coûte que coûte avec une vie d'adulte, qu'elle quitte de temps à autre leur minuscule appartement. Pour la première fois depuis la naissance de Tal, elle envisagea de se mettre à la recherche d'un emploi.
En attendant, une distraction bienvenue consistait en la pesée hebdomadaire organisée par des infirmières de la Croix Rouge. Ewel y rencontra d'autres jeunes femmes et c'était un lieu d'échanges et d'informations. Les mères déposaient leurs nourrissons sur un grand tapis vert et, tout en gardant un œil sur eux, se laissaient aller à des conversations sans fin. Tal attirait l'attention de tout ce petit monde; il était un bébé vigoureux qui prenait des grammes et des centimètres à vue d'œil, mais il était également particulièrement éveillé et intéressé, à condition d'être de bonne humeur. Il se relevait sur ses minuscules bras et, avec des sons gutturaux, essayait d'attraper les membres gigotants de ses petits camarades qui ne semblaient, quant à eux, pas vraiment prendre conscience de la présence des uns et des autres. C'est lors d'une de ces après-midi, qu'Ewel fit connaissance d'Amelia et de son fils Yvan. Tous deux deviendraient des amis au-delà de l'existence de Tal. L'ironie du sort voudrait qu'Amelia soit aux côtés d'Ewel le jour où Tal commettrait son acte irréparable.
C'est un matin comme beaucoup d'autres, il fait beau mais froid. Tu es éveillé comme un petit garçon de ton âge peut l'être: en pleine forme, optimiste, empressé de vivre, de découvrir. Tout t'intéresse: les meubles de l'appartement, les peluches sur la moquette, les balles de ping-pong dans le tiroir, les livres interdits de maman - je ne parle pas de lecture, mais de saccage.
Tu es suffisamment indépendant à présent pour que je te laisse seul un petit moment. Je dois faire ma toilette, m'habiller et me rendre un peu présentable. Je disparais donc dans la salle de bain, m'affaire devant le miroir et dans ma distraction, je t'oublie le temps d'un instant.
Tout est calme dans l'appartement que le froid, qui s'engouffre par la fenêtre ouverte, envahit peu à peu. Le calme, le silence semblent établis lorsque soudain, ils retentissent de façon assourdissante comme une alarme.
Je suis secouée par un frisson et la peur me serre la gorge. Je me précipite hors de la salle de bain. La pièce est vide. Ecartant les bras pour me tenir en équilibre, je cours vers ta chambre dont la porte est restée entrouverte. Je murmure ton nom, la pièce reste muette: tu n'es pas là. Il reste la cuisine que je rejoins avec le plus grand mal tant mes jambes me trahissent. Pas de Talisman, non plus! Tu as bel et bien disparu. Il ne reste plus que - cette pensée arrête les battements de mon cœur - la fenêtre ouverte à laquelle mène la petite table en travertin.
Un sentiment de vide, de fatalisme et de résignation me pousse à m'y rendre et regarder. En même temps, pour la première fois, je hurle ton nom qui reste sans réponse … les cadavres ne parlent pas … Cependant on ne voit rien sur la pelouse douze mètres plus bas. Ma raison me chuchote que tu es peut-être tombé sous un buisson ou que tu as certainement roulé sur la terrasse du rez-de-chaussée.
Poussée par une dernière lueur d'espoir, je refais l'inventaire de l'appartement dans un affolement frôlant l'hystérie. Au moment de pénétrer dans le corridor menant à la porte d'entrée, ma tête se tourne instinctivement à gauche et c'est là que - je n'ose pas le croire - je te découvre sur le premier étage de la bibliothèque, recroquevillé derrière la chaise à bascule, blotti sur les livres de littérature française. Tu m'observes d'un air espiègle, réjoui, triomphant d'avoir su si bien jouer ta mère tout ébouriffée et hors d'elle. Je n'oublierai jamais ton expression qui a précédé mon avalanche de baisers.
Déjà dans la petite enfance, la personnalité de Tal s'avéra riche et complexe. Eveillé, vif et curieux de tout, il était sans cesse freiné par ses craintes excessives. Le vent lui inspirait une terreur non feinte: Ewel et Yoav durent prendre l'habitude de verrouiller les fenêtres au moindre courant d'air ou, lorsqu'ils roulaient en voiture de fermer toutes les vitres, afin d'éviter ses pleurs accompagnés du cri de détresse: "zé yaouf, zé yaouf"! (ça va s'envoler, en hébreu) Il hurlait également à la vue de masques. Les sculptures africaines d'une voisine, les personnes déguisées lors du Carnaval valaisan ou les clowns provoquaient de véritables crises de panique chez le bambin. Jusqu'à cinq ans environ, Ewel ne put pas l'emmener au cirque. Comme il ne possédait pas d'objet transitionnel, il était souvent difficile pour ses parents de le calmer. Deux objets joueraient toutefois un rôle important pendant les premières années de sa vie: une sorte de trottinette en bois qu'il appelait "Jeep" et que ses parents devaient emporter à chacun de leur déplacement, et un coussin recouvert d'une banale taie blanche qu'il nommait "belle Marianne", d'après l'histoire de Robin des Bois, version Walt Disney, dont il possédait un livre d'images.
Lorsqu'il eut un peu plus de deux ans, Grossmutter, la grand-mère paternelle d'Ewel, âgée alors de quatre-vingt-neuf ans, rendit une de ses dernières visites à sa famille genevoise. Le long voyage depuis le cœur de l'Allemagne la fatiguait de plus en plus malgré sa santé et sa forme étonnantes. Ewel prit grand plaisir à se promener en compagnie de sa mère, de Grossmutter et de Tal. En effet, les gens se retournaient sur leur passage en s'exclamant: "Quatre générations en promenade." Après une de ces sorties, alors qu'elles prenaient le café dans le salon de grandma, Grossmutter prit Tal sur ses genoux et lui raconta des histoires en allemand qu'il semblait écouter attentivement, tout en glissant ses petits doigts sur le chemisier en soie de la vieille dame. Soudain, il s'écria:
Là, des feuilles mortes!
Grossmutter qui ne parlait pas français, ne comprit que le dernier mot et demeura interdite:
Was sagt Tal, dass ich tot bin? Aber ich bin doch nicht tot! (Que dit Tal, que je suis morte? Mais je ne suis pas encore morte.)
En riant, Ewel lui expliqua que Tal pensait que les feuilles imprimées sur le chemisier étaient des feuilles mortes.
Grossmutter décéda finalement à l'âge de quatre-vingt-quatorze ans. Plusieurs semaines après la mort de Tal, Ewel apprit un secret de famille bouleversant. Grossmutter n'avait pas eu qu'un seul frère, ce grand-oncle élancé et élégant qu'Ewel avait connu alors qu'elle était petite fille en Allemagne. Non, Grossmutter avait été la sœur cadette de trois garçons. L'aîné avait souffert d'épilepsie et était mort prématurément dans un hôpital psychiatrique, le second était le docteur en chimie qu'Ewel avait connu, et le troisième, dont il existait plusieurs photos en noir et blanc et qui paraissait avoir été un jeune homme sensé, sensible et souriant, ce troisième frère avait mystérieusement disparu en 1924, noyé dans le Rhin. Que la génération qui avait vécu sous le troisième Reich ne mentionnât jamais le frère aîné peut se comprendre, mais pourquoi avoir caché l'existence du frère cadet aux générations futures? S'il était mort accidentellement, on aurait glorifié son souvenir, Grossmutter aurait parlé affectueusement de son frère, décédé tragiquement à l'âge de vingt-cinq ans. Or, personne ne semblait s'en souvenir, personne ne paraissait se rappeler sa courte vie: avait-il été bon élève, avait-il terminé l'université? Avait-il eu un chagrin d'amour? Ewel pensa tristement à l'arrière-grand-mère qu'elle n'avait jamais connue: elle imagina la souffrance de cette femme qui avait perdu deux fils adultes, la douleur d'une mère qui devait cacher la maladie mentale de son aîné et l'acte désespéré de son benjamin. Elle pleura en s'identifiant à cette aïeule condamnée, au nom de la bienséance, au silence, au non-dit. Elle pleura en se rappelant que les troubles menant au suicide comportent souvent une composante génétique et que le secret dont on avait entouré ce grand-oncle avait peut-être contribué au drame de Tal. C'était un cours d'eau souterrain qui avait alimenté à l'insu de tous le lac artificiel dont le fragile barrage romprait un jour.
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