De ma retraite lointaine, je n'accède que ponctuellement à internet!
Rendez-vous donc dès le 7 janvier pour connaître la suite de la tragédie de Tal.
En attendant, je désire exprimer tous mes vœux pour la nouvelle année.
Mon vœu tout particulier concerne C., la fille de mon collègue. Qu'elle parvienne à puiser en elle et dans son entourage les ressources nécessaires pour retrouver suffisamment de joie de vivre et pour dépasser définitivement son mal-être.
jeudi 31 décembre 2009
mercredi 23 décembre 2009
Joyeuses fêtes et une belle année 2010!
A mes quelques lecteurs et amis, je ne voulais exprimer rien de plus que les vœux de saison.
Or, je viens de tomber sur un "flyer" annonçant deux pièces d'Édouard Levé: Autoportrait et Suicide jouées au théâtre du Grütli du 12 au 24 janvier 2010. Je cite: "l'adaptation au théâtre de deux textes singuliers d'Édouard Levé, auteur lucide, drôle et tranchant, suicidé en 2007."
Et dans le dossier pédagogique, je trouve: "Quelques jours avant sa mort, [Édouard Levé] avait remis à son éditeur [...] un manuscrit intitulé Suicide. [...] A travers ces deux derniers textes, l'auteur photographe adopte un style extrêmement net, sans affect, d'une grande limpidité. Avec la précision d'un documentariste, une grande dose d'autodérision et un humour certain - mais aussi une grande angoisse sous-jacente - il parvient à faire le portrait d'un homme dont le dernier acte (se donner la mort) éclaire et transcende toute l'œuvre, sans l'assombrir."
Ce genre de propos me révolte, alors que je n'ai aucune connaissance des textes. Cette fascination du suicide comme la fin possible d'une grande œuvre d'art est malsaine, écœurante. Elle peut créer des dérives aussi bien chez les artistes que dans les esprits exacerbés de certains adolescents ou jeunes adultes. Je pense en particulier à Thomas, ce Neuchâtelois de 22 ans qui a raconté son mal de vivre devant une caméra avant de se donner la mort. (Emission Infrarouge du 14 octobre 2009) D'après mon souvenir, il disait que son geste terrible était beau, que les pleurs de sa mère y ajoutaient du pathos. Installée devant mon écran de TV, j'avais envie de le gifler.
Je ne peux que dire, répéter, écrire encore encore: pour ceux qui restent, un suicide n'a rien d'humoristique, d'artistique, de beau ou de transcendantal. Il n'engendre que tristesse, souffrance, désespoir et difficultés de vivre extrêmes.
Sur ce coup de gueule, je souhaite à tous et à toutes de belles vacances reposantes et réparatrices.
A 2010!
Or, je viens de tomber sur un "flyer" annonçant deux pièces d'Édouard Levé: Autoportrait et Suicide jouées au théâtre du Grütli du 12 au 24 janvier 2010. Je cite: "l'adaptation au théâtre de deux textes singuliers d'Édouard Levé, auteur lucide, drôle et tranchant, suicidé en 2007."
Et dans le dossier pédagogique, je trouve: "Quelques jours avant sa mort, [Édouard Levé] avait remis à son éditeur [...] un manuscrit intitulé Suicide. [...] A travers ces deux derniers textes, l'auteur photographe adopte un style extrêmement net, sans affect, d'une grande limpidité. Avec la précision d'un documentariste, une grande dose d'autodérision et un humour certain - mais aussi une grande angoisse sous-jacente - il parvient à faire le portrait d'un homme dont le dernier acte (se donner la mort) éclaire et transcende toute l'œuvre, sans l'assombrir."
Ce genre de propos me révolte, alors que je n'ai aucune connaissance des textes. Cette fascination du suicide comme la fin possible d'une grande œuvre d'art est malsaine, écœurante. Elle peut créer des dérives aussi bien chez les artistes que dans les esprits exacerbés de certains adolescents ou jeunes adultes. Je pense en particulier à Thomas, ce Neuchâtelois de 22 ans qui a raconté son mal de vivre devant une caméra avant de se donner la mort. (Emission Infrarouge du 14 octobre 2009) D'après mon souvenir, il disait que son geste terrible était beau, que les pleurs de sa mère y ajoutaient du pathos. Installée devant mon écran de TV, j'avais envie de le gifler.
Je ne peux que dire, répéter, écrire encore encore: pour ceux qui restent, un suicide n'a rien d'humoristique, d'artistique, de beau ou de transcendantal. Il n'engendre que tristesse, souffrance, désespoir et difficultés de vivre extrêmes.
Sur ce coup de gueule, je souhaite à tous et à toutes de belles vacances reposantes et réparatrices.
A 2010!
mardi 22 décembre 2009
Chapitre quatorze
Déménagement
L'appartement dans lequel la famille K. avait emménagé peu avant la naissance de Naïm était agréable, mais s'avéra rapidement trop étroit pour la famille qui s'était accrue. De plus, il dut subir d'importants travaux de restauration alors que Naïm ne se déplaçait qu'à quatre pattes. A cause de la poussière mélangée à sa bave, le garçonnet paraissait toujours sale, même après son bain quotidien. Les démarches auprès de la Régie foncière avaient été vaines, la famille K. n'ayant pas la priorité pour une location plus grande et mieux adaptée. Dans leur naïveté, Yoav et Ewel n'avaient pas encore saisi le système des dessous-de-table.
Un jour, Mani, leur beau-frère, leur parla d'un projet de construction dans une plaisante commune résidentielle au bord du lac. Le même soir, ils s'installèrent tous quatre dans leur modeste voiture bleue pour se rendre à l'adresse mentionnée. Ils se retrouvèrent face à un magnifique chalet en bois du dix-neuvième siècle situé dans une vaste propriété de trente ares surplombée d'un séquoia centenaire à côté duquel se dressait une imposante enseigne annonçant la construction imminente de quatorze maisonnettes mitoyennes pour un prix défiant toute concurrence. Tal et Naïm semblèrent immédiatement s'y sentir à l'aise. Ils gambadèrent parmi les hautes herbes du domaine momentanément abandonné. Enthousiastes, Yoav et Ewel prirent rapidement rendez-vous auprès du promoteur et signèrent la promesse de vente dès qu'ils eurent découvert les plans des maisonnettes. Neuf mois plus tard, ils furent les fiers propriétaires de quatre murs flambant neufs. Plus de Régie! Plus de tracas avec les voisins! C'est du moins ce qu'ils croyaient.
Un jour, Mani, leur beau-frère, leur parla d'un projet de construction dans une plaisante commune résidentielle au bord du lac. Le même soir, ils s'installèrent tous quatre dans leur modeste voiture bleue pour se rendre à l'adresse mentionnée. Ils se retrouvèrent face à un magnifique chalet en bois du dix-neuvième siècle situé dans une vaste propriété de trente ares surplombée d'un séquoia centenaire à côté duquel se dressait une imposante enseigne annonçant la construction imminente de quatorze maisonnettes mitoyennes pour un prix défiant toute concurrence. Tal et Naïm semblèrent immédiatement s'y sentir à l'aise. Ils gambadèrent parmi les hautes herbes du domaine momentanément abandonné. Enthousiastes, Yoav et Ewel prirent rapidement rendez-vous auprès du promoteur et signèrent la promesse de vente dès qu'ils eurent découvert les plans des maisonnettes. Neuf mois plus tard, ils furent les fiers propriétaires de quatre murs flambant neufs. Plus de Régie! Plus de tracas avec les voisins! C'est du moins ce qu'ils croyaient.
A leur grande surprise, le déménagement fut une épreuve pour Tal. Il se mit à réclamer l'appartement que ses parents avaient quitté sans le moindre regret. Il recommença à pleurer et à hurler plus qu'à l'accoutumée. A peine un mois après l'arrivée de Marianne, leur voisine de gauche, cette dernière se présenta à leur porte d'entrée avec un air un peu embarrassé pour leur demander d'apaiser leur aîné et exiger de leurs garçons qu'ils marchent sur la pointe des pieds car leurs pas résonnaient dans les maisons voisines. Ewel, qui ignorait pratiquement tout de l'architecture, se rendit compte avec effroi que leur rangée de maisons était construite sur une seule dalle en béton armé qui s'avérait un excellent conducteur des bruits d'une maison à l'autre. Un soir, peu après minuit, un voisin ayant eu la bonne idée de percer un trou dans la dalle jeta simultanément six familles hors du lit. Ewel comprit alors qu'en guise de maison ils avaient acheté un appartement vertical sur quatre niveaux. Le grand atout de leur nouvelle demeure était le jardin ainsi que le cadre de verdure exceptionnel qui devint la place de jeux favorite de leurs enfants et un lieu de refuge pour Tal.
Dans le jardin, Ewel s'empressa de planter une haie et d'aménager un petit jardin potager au fond de leur minuscule terrain. Quoiqu'elle ne réussît jamais à obtenir une récolte satisfaisante, Tal lui était reconnaissant de cette initiative. A l'âge d'un an, il s'était intéressé aux baies rouges, à quatre ans, il s'était passionné pour les plantes médicinales qu'il "étudiait" régulièrement dans un guide; à présent il était fasciné par la lente croissance des maigres légumes, des minuscules tomates et des laitues rongées par les limaces. A l'école il finit par écrire fièrement: "Ma maison je l'aime bien, parce que j'ai un jardin potager."
Dans le jardin, Ewel planta également les arbustes qui avaient orné le balcon de leur appartement: de petits conifères, qui une fois dans la terre profonde, se mirent à croître rapidement. Elle planta côte à côte deux pins identiques, deux frères, comme elle s'exclama en riant. Deux ans après leur plantation, elle resta stupéfaite devant les deux végétaux. L'un était devenu un véritable arbre vigoureux qui écartait ses branches et offrait ses aiguilles d'un vert foncé au soleil, alors que l'autre était resté chétif, rabougri et avait un coloris légèrement grisâtre. A sa remarque, Tal lui expliqua d'un ton docte du haut de ses huit ans:
- Maman, c'est normal! Dans la nature, les individus d'une même espèce se différencient par leur force et leur taille. Il y a toujours les dominants et les autres. Pour les animaux, c'est pareil.
- Maman, c'est normal! Dans la nature, les individus d'une même espèce se différencient par leur force et leur taille. Il y a toujours les dominants et les autres. Pour les animaux, c'est pareil.
Pas tout à fait satisfaite de l'explication de son aîné, prise de pitié pour l'arbuste, Ewel se munit d'une pelle et déterra le plus petit des deux conifères pour lui choisir un emplacement plus favorable où il pourrait s'épanouir. Rien n'y fit, le conifère ne rattrapa jamais "son frère" en magnificence et en taille. Or, un jour, Ewel remarqua avec tristesse que le grand pin dépérissait, que ses aiguilles brunissaient, qu'il commençait à les perdre; elle comprit qu'il était condamné. En fait, leur voisin de droite avait utilisé un herbicide qui avait pénétré dans les racines de l'arbre et l'avait achevé en quelques jours. Des deux frères, ce fut le plus fin et le plus chétif des deux qui finit par survivre. A la remarque de sa mère, Tal haussa les épaules avec indifférence. Pour remplacer le pin, Ewel planta un cyprès: une plante symbolisant le sud, la Méditerranée, mais également les cimetières. Lorsqu'ils quittèrent leur maison douze ans plus tard, le petit pin mesurait au maximum un mètre cinquante, mais il résistait, il s'accrochait à la vie. Quant au cyprès, il était devenu un imposant géant de presque quatre mètres de haut.
La vie dans le lotissement fut agréable pendant les premières années. Les propriétaires s'avérèrent tous des personnes plus ouvertes et chaleureuses que la majorité des habitants du canton. Néanmoins, Ewel avait quelques regrets. Le plus important était que, malgré le grand nombre d'enfants du quartier, aucun n'avait l'âge de Tal. Ainsi, le garçonnet d'un tempérament solitaire se renferma de plus en plus. Il passa ses heures libres enfermé dans sa chambre ou sur le hamac d'Eva, la voisine pédopsychiatre avec laquelle Ewel se lia d'amitié. Ses seuls amis pendant de nombreuses années furent Naïm, son frère, et Kratze, le magnifique chat siamois d'Eva et de Raymond.
Pendant les deux premières années de leur vie dans la maisonnette, la famille K. s'accrut de la présence de deux jeunes filles au pair. La première ne plut pas vraiment à Ewel. Elle resta une année complète à cause du lien chaleureux qu'elle noua avec les enfants, ce qui était finalement l'essentiel. Mais à force de raconter des mensonges pour pouvoir s'absenter un maximum de jours, les rapports avec Ewel et Yoav se détériorèrent. Quant à la deuxième jeune fille, Brigitte, elle s'intégra parfaitement à la vie de famille. Elle partagea leurs week-ends, participa à toutes les fêtes et partit en vacances de ski avec eux. Guitti, comme ils l'appelaient affectueusement, devint une amie pour toute la famille. Elle arriva immédiatement à l'annonce de la mort de Tal et revint auprès de la famille endeuillée pendant la shiva, alors même qu'elle n'habitait plus la même ville qu'eux.
lundi 21 décembre 2009
Chapitre treize
Ecole active
La visite des classes de l'école enfantine publique avait déçu Ewel. Les enfants y réalisaient des piquages, c'est-à-dire des découpages de formes stéréotypées à l'aide d'aiguilles car les ciseaux étaient considérés comme dangereux. Ils dessinaient des sujets imposés par leurs enseignantes, réalisaient de menus bricolages, apprenaient à compter jusqu'à dix et étaient initiés à quelques lettres de l'alphabet, celles de leur prénom. Pas de place pour la créativité! Pas de place pour l'imperfection enfantine: la main de l'adulte était omniprésente. Pas de place pour un véritable apprentissage! Pensive, Ewel regagna son domicile: comment Tal se sentirait-il dans un tel environnement? Il avait clairement exprimé son envie d'apprendre à lire, à écrire et à calculer. Ne serait-il pas déçu par un programme qui ressemblait à s'y méprendre aux activités de la crèche? Ewel fit part de ses réflexions à Yoav: il fallait trouver une solution.
Celle-ci se présenta par l'entremise de leur amie Susanne qui élevait seule sa fille et était particulièrement attentive à son bien-être. Elle apporta un journal et leur montra une petite annonce: on y communiquait l'ouverture prochaine d'une école active à proximité du lieu de travail de Yoav. Une soirée d'informations avait lieu le surlendemain. Yoav s'y rendit finalement sans sa femme retenue par une réunion professionnelle. La présentation des enseignants et pédagogues l'enthousiasma à un tel point qu'il inscrivit Tal à la fin de la soirée sans même demander l'avis d'Ewel. C'est ainsi que Tal devint le tout premier élève de la toute nouvelle école active. Ce fut le début de trois années de bonheur et d'épanouissement, du moins aussi longtemps que Tal se trouvait en classe. A la maison, il acceptait moins aisément les règles de conduite et s'insurgeait contre pratiquement tous les gestes du quotidien, compliquant la vie de famille à outrance. Ainsi, il s'opposait aux bains journaliers, refusait d'aller au lit, de s'habiller ou de se déshabiller. Régulièrement, Yoav, qui effectuait tous ses déplacements à vélo, l'installa sur le siège d'enfants en pyjama et en pleurs. Tal hurlait alors jusqu'à leur arrivée à l'école. Là, il se métamorphosait, acceptait de se changer et participait aux activités scolaires avec un plaisir non simulé.
Tous les matins, après le conseil de classe où les élèves apprenaient à animer les débats, à s'écouter les uns les autres, à gérer des conflits et à faire des choix démocratiques, chaque enfant avait la possibilité de s'inscrire dans un atelier où il s'engageait par un contrat à rester jusqu'à l'achèvement de sa tâche. C'est ainsi que Tal commença à lire avant cinq ans, qu'il apprit le partage et le respect des autres enfants, qu'il fut initié aux mathématiques, à l'anglais, à l'informatique et aux découvertes les plus diverses comme la géographie, l'histoire de la Suisse, le chant, etc. Un jour, il rentra à la maison enthousiaste:
- Je veux vous amener au musée pour vous montrer des sculptures! - annonça-t-il à ses parents.
Le samedi suivant, toute la famille se mit en route pour se rendre dans un petit musée de la Vieille Ville où se trouvait une exposition temporaire de statuettes des Cyclades. Ewel fit remarquer à la caissière que ce n'étaient pas eux, les parents, mais à l'inverse lui, leur fils, qui emmenait sa famille au musée. La responsable fut tellement touchée par l'initiative du garçonnet qu'elle offrit gracieusement l'entrée du musée à tous les quatre.
Quelques années plus tard, Ewel partit avec ses fils et deux amies sur l'île de Santorin dans les Cyclades. Comme les enfants et les copines désiraient faire de grasses matinées, Ewel prit l'habitude de partir seule de bonne heure pour découvrir l'île à pied. Un matin, elle se rendit dans le musée archéologique de Thira dans l'espoir d'y revoir les jolies statuettes qu'elle avait découvertes grâce à Tal. A la place des formes féminines et sobres, elle y trouva de grands Kouros plus tardifs et moins gracieux. Mais surtout, elle tomba sur un groupe de touristes américains dont les éclats de voix créèrent un vacarme assourdissant. D'abord irritée par le chahut, elle remarqua que le groupe bénéficiait d'une visite guidée et décida de le rejoindre pour suivre les explications de la spécialiste. Elle s'approcha donc, se mêla au groupe et se glissa devant une vitrine de miniatures que la guide était en train de commenter: il s'agissait de jouets en terre cuite retrouvés sur un des deux sites archéologiques de l'île. Elle aurait souhaité demander pourquoi on avait retrouvé des jouets à proximités des tombes. Toutefois elle se retint, pour ne pas attirer exagérément l'attention sur elle.
A son étonnement, un grand homme sur sa droite formula presque la même question. Elle leva les yeux et l'observa: outre sa haute stature, il était d'âge moyen, bronzé, en tenue estivale, décontracté. Son visage lui parut d'emblée connu. Son anglais trahissait un léger accent allemand, de sorte qu'elle se demanda s'il était une connaissance de ses parents. L'homme la remarqua et la scruta également. Comme il ne fit pas mine de la reconnaître, elle abandonna l'idée de le saluer pour écouter à nouveau les éclaircissements de la guide. Or, elle eut de plus en plus de mal à se concentrer, ressentant progressivement une sorte de malaise. Etait-elle à sa place dans le groupe américain, n'était-elle pas une intruse indésirable? Désemparée, elle découvrit la caissière du musée un peu à l'écart munie d'un appareil de photo qu'elle orienta vers le groupe. Elle fit quelques pas en sa direction et chuchota:
- Are these poeple famous?
- Yes, it's the family of Mister Switz Iniger.
- Who is Switz Iniger?
- An artist!
- A greek artist? demanda-t-elle stupidement, puisqu'elle savait qu'ils étaient Américains.
- No, no greek artist, american artist, very, very famous! - murmura la caissière.
Ewel se gratta la tête et retourna le nom de famille dans son cerveau. Elle ne connaissait décidément pas de Switz Iniger. Après un moment de réflexion assidu, elle finit par se rendre compte de la situation. Elle s'était introduite dans la famille Schwarzenegger et n'avait pas reconnu Arnold. Honteuse, elle quitta précipitamment le musée et retourna à la maison où elle raconta son anecdote à ses enfants et amies. Tous plaisantèrent et Tal surtout rit de bon cœur. Il se moqua de la rencontre de sa mère avec Terminator, dont il n'avait pourtant jamais vu le film.
L'école active autorisa Ewel à effectuer un stage d'une semaine pour lui permettre de se familiariser avec les méthodes pédagogiques innovatrices. Contrairement à ce qu'elle avait vu à l'école publique, les enfants créaient, apprenaient, réalisaient des travaux personnels avec les encouragements mais rarement l'ingérence des adultes. Les dessins n'y étaient pas parfaits, mais originaux, les textes maladroits avec des fautes d'orthographe à faire pâlir Monsieur Pivot, mais ils avaient le mérite d'être écrits par les enfants. Lorsqu'il avait quatre ans, un premier texte de Tal fut retranscrit par un enseignant, mais signé par ses soins:
Les vacances de Batman
J'étais en Israël. J'ai vu juste la queue d'un dauphin et j'avais un lapin en peluche qui s'appelle Boby. J'ai joué à Robin des Bois avec mon coussin belle Marianne et j'ai aussi joué aux cow-boys avec mon papa qui m'a photographié. J'ai dormi dans un petit hôtel et j'ai commencé à écrire des choses. Tal (janvier 1993)
J'étais en Israël. J'ai vu juste la queue d'un dauphin et j'avais un lapin en peluche qui s'appelle Boby. J'ai joué à Robin des Bois avec mon coussin belle Marianne et j'ai aussi joué aux cow-boys avec mon papa qui m'a photographié. J'ai dormi dans un petit hôtel et j'ai commencé à écrire des choses. Tal (janvier 1993)
A l'intérieur du texte, le garçonnet avait entouré au crayon les conjonctions "et" ainsi que les prépositions "avec". C'est en reconnaissant les mots qu'il apprit à lire bien avant l'âge de la scolarité obligatoire.
A l'école active, les programmes, les rythmes d'étude et le temps libre, tout était adapté aux enfants, à leur âge et à leur personnalité. Tal y fut vraiment heureux. Alors pourquoi l'avoir retiré après trois ans? Malheureusement, Yoav et Ewel ne pouvaient plus payer l'écolage pour leurs deux enfants. Leur décision d'acheter une maison les obligea à un compromis. Le cœur lourd, ils finirent par inscrire leurs fils à l'école publique communale. Ewel était persuadée que les trois belles années passées par Tal dans le cadre stimulant de l'école active lui seraient toujours bénéfiques, qu'elles constitueraient un heureux souvenir d'enfance auquel il pourrait toujours se raccrocher.
dimanche 20 décembre 2009
La séquence vidéo dont je parle dans mon texte - Tal grimpant sur l'antenne surplombant le toit de la pharmacie dans la province de Buenos Aires - n'existe plus. A force de la montrer, mon cher et tendre a réussi à l'effacer en enregistrant autre chose par dessus... De manière générale, je ne peux pas afficher nos films car ils ne sont pas numérisés. Si par ailleurs une bonne âme pouvait m'expliquer comment afficher des vidéos à partir d'un DVD ou du site Youtube, je lui serais très reconnaissante.
samedi 19 décembre 2009
La Béance
Dans le magazine Hebdo, j'ai découvert une critique au sujet du récit La Béance par Sandrine Fabbri, paru aux Edition d'en-bas. Je me suis précipitée pour acheter le livre. L'auteur évoque le suicide de sa mère à Meyrin, une cité satellite genevoise, alors qu'elle était âgée de onze ans. En fait, Sandrine Fabbri qui a quelques années de moins que moi a nécessité d'une vie entière pour tenter de faire son deuil, de comprendre et de se (re)construire tant bien que mal. Il en résulte un récit poignant, vraisemblablement rédigé pendant huit ans. Le travail porte ses fruits, le texte est bien écrit, tranchant. Du coup, je comprends ce qui fait défaut à mon texte dicté par l'urgence de la survie: des maladresses dues par un manque de travail et d'expérience. Je ne suis pas rédactrice et encore moins écrivaine.
Soit.
Le récit de Sandrine Fabbri me rappelle les trois cousins argentins de mon mari: aucun d'entre eux n'a vraiment pu s'épanouir, aucun n'a réussi à construire une vie de famille sans failles, sans béance. Le suicide d'une mère ou d'un père est un traumatisme qui marque un enfant à jamais. Sandrine Fabbri, comme les deux cousines n'aura jamais d'enfant. Je cite sa conclusion: "Soudain enfin je me sens emplie, ces femmes sont en moi, je ne suis plus seule, je porte en moi ma mère et ma grand-mère, ma mère ange blessé envolé par la fenêtre, ma belle grand-mère amère emportée par son sein maternel amputé de sa fille. Moi je n'aurai jamais d'enfant [...] mon rendez-vous avec un enfant, avec mon enfant est lui aussi devenu un rendez-vous avec la mort, comblerai-je jamais cette béance-là."
Soit.
Le récit de Sandrine Fabbri me rappelle les trois cousins argentins de mon mari: aucun d'entre eux n'a vraiment pu s'épanouir, aucun n'a réussi à construire une vie de famille sans failles, sans béance. Le suicide d'une mère ou d'un père est un traumatisme qui marque un enfant à jamais. Sandrine Fabbri, comme les deux cousines n'aura jamais d'enfant. Je cite sa conclusion: "Soudain enfin je me sens emplie, ces femmes sont en moi, je ne suis plus seule, je porte en moi ma mère et ma grand-mère, ma mère ange blessé envolé par la fenêtre, ma belle grand-mère amère emportée par son sein maternel amputé de sa fille. Moi je n'aurai jamais d'enfant [...] mon rendez-vous avec un enfant, avec mon enfant est lui aussi devenu un rendez-vous avec la mort, comblerai-je jamais cette béance-là."
vendredi 18 décembre 2009
Chapitre douze
Argentine
Avant de faire la connaissance d'Ewel, Yoav avait vécu presque une année à Buenos Aires chez Miguel, son oncle par alliance. Miguel était veuf depuis quelques années. Il avait hérité de la pharmacie de sa femme Shoshana, la sœur d'Avram, et continuait à la gérer. Yoav n'eut aucune peine à convaincre Ewel d'effectuer un voyage en Argentine avec leurs deux enfants âgés respectivement de quatre et un ans pour revoir son oncle.
La famille d'Avram K., avait survécu à la Shoah grâce à la position peu enviable du grand-père Chaïm dans la petite ville de Bransk en Pologne: en tant que Juif, il n'était pas apprécié des Polonais, en tant que communiste, il n'était pas apprécié des Juifs de son shtetl. Au milieu des années vingt, il décida d'émigrer en Argentine, laissant derrière lui sa femme et leurs trois enfants. Six longues années plus tard, il put enfin envoyer à sa famille l'argent nécessaire à la grande traversée. Contrairement à son nom prometteur, l'Argentine n'apporta pas l'aisance à Chaïm. Le jeune Avram dut abandonner l'école pour aider ses parents dans leur modeste commerce et contribuer à financer les études supérieures de ses deux sœurs brillantes. L'aînée, Rachel, devint biochimiste, la benjamine, Shoshana, pharmacienne. Alors qu'elle avait trois enfants en bas âge, Rachel se jeta un jour de la fenêtre de leur immeuble locatif au centre de la capitale. Etait-elle dépressive, son mari la trompait-il comme l'affirmaient les rumeurs: elle ne survécut pas à son geste désespéré, laissant ses enfants orphelins de mère. Si la prédisposition au suicide se transmet héréditairement, Tal était redevable de cette tendance à ses deux familles, maternelle et paternelle.
Après seize heures de vol, la famille K. arriva fatiguée et soulagée dans la Capital Federal, où les températures du mois de juillet étaient tombées loin au-dessous de zéro. Malgré le froid, l'accueil de l'oncle Miguel fut chaleureux. Comme si Yoav avait été son propre fils, il le reçut avec sa famille dans son petit appartement qui surplombait la Farmacia K. dans la province de Caseros. A peine arrivés, il leur servit un plat garni de viandes diverses et les gâta avec des facturas, sortes de pâtisseries douces. Pendant cinq semaines, la viande devint la nourriture principale de la famille, ce qui plut au petit carnivore Tal, mais finit par écœurer Ewel.
En plus de Miguel, ils rencontrèrent les nombreux cousins de Yoav ainsi que l'oncle Juan, l'époux de Rachel, remarié depuis la tragédie. Malgré le froid et grâce à leur parenté, ils découvrirent les nombreuses facettes du gigantesque damier de la ville à travers le regard d'initiés. Ewel, qui jouissait habituellement d'un excellent sens d'orientation, se perdit complètement parmi les blocs, les "quadras" des provinces de la banlieue de Buenos Aires. Après deux semaines de vie citadine, ils se rendirent en avion dans le Nord du pays à la recherche de températures plus clémentes. Leurs expériences y furent inoubliables. Dans les Andes, pour le plus grand plaisir de Tal, ils croisèrent de véritables gauchos dressés fièrement sur leurs chevaux, gardant d'énormes troupeaux de bétail. Dans la vallée de Humahuaca, ils rencontrèrent d'authentiques Indios vêtus de ponchos tissés multicolores. Alors qu'ils se déplaçaient en voiture de location, ils décidèrent un jour d'emprunter à Salta un vieux train, le Tren de las Nubes, qui devait les mener sur un col à proximité de la frontière chilienne à près de 4000 mètres d'altitude. Le manque d'oxygène rendit malades les deux parents, Tal et Naïm furent moins incommodés, tous deux tétant assidûment leurs biberons remplis d'eau.
A leur retour à Caseros, chez l'oncle Miguel, la petite famille se reposa quelques jours avant le long vol de retour. Un jour, à l'heure de la sieste, Ewel s'allongea avec ses enfants et s'endormit sur-le-champ. Pendant ce temps, Yoav tint compagnie à son oncle dans son officine. Les clients étaient peu nombreux, toute la province vivait au ralenti après le plat de viande quotidien. Seule la pharmacie de Miguel restait en permanence de garde. Soudain, alors qu'il n'était que deux heures, la rue s'anima. A l'extérieur du commerce, des gens se rassemblèrent, levèrent la tête et les bras. Un individu se précipita vers la pharmacie en gesticulant et criant: "el niňo, el niňo"!
Intrigués, Yoav et Miguel finirent par quitter l'officine, pour rejoindre le groupe de badauds et lever les yeux. La maison de Miguel s'élevait sur trois niveaux: au rez-de-chaussée, la pharmacie, à l'étage, l'appartement surmonté d'un toit plat sur lequel se dressait une sorte de cabine en pierre, surplombée à son tour d'une importante antenne au sommet de laquelle menait une échelle métallique. C'est là, sur les degrés supérieurs de l'échelle, à environ quinze mètres au-dessus de la rue, que Yoav et Miguel découvrirent Tal, incapable d'aller plus haut, peu enclin à rebrousser chemin. Alors que les habitants de Caseros s'excitaient de plus en plus, appelant à l'aide, s'interrogeant sur l'action à entreprendre, Yoav adressa quelques paroles réconfortantes à son fils et se précipita à l'intérieur de la maison. Les spectateurs retinrent leur souffle dans l'attente d'une opération de sauvetage. Or, quelques minutes plus tard, à la surprise de tous, Yoav resurgit de la pharmacie en brandissant une caméra vidéo. Au lieu d'aller secourir son enfant, il se mit tranquillement à le filmer. Les badauds n'en croyaient pas leurs yeux. Quant à Tal, il semblait détendu, se racontant des histoires à lui-même, appréciant les hauteurs d'où il dominait toute la banlieue de Buenos Aires.
Quand Yoav eut l'impression d'avoir suffisamment filmé l'exploit de son fils, il rangea calmement son matériel, lança quelques phrases encourageantes au grimpeur, monta sur le toit sans se presser et finit par escalader l'échelle de l'antenne pour récupérer le petit garçon. Alors que dans les faits, Yoav était un père aimant et attentionné, il adoptait par moments des comportements déraisonnables et sous-estimait les véritables dangers encourus par ses enfants. Ainsi, contre l'avis d'Ewel, il considérait que Tal adolescent était parfaitement épanoui et qu'il ne nécessitait pas de suivi psychologique. La tentative de la mère de faire faire un travail thérapeutique à son fils de douze ans et demi se solda au bout de trois séances infructueuses. Influencé par Yoav, Tal s'entêta à préserver un silence obtus et se cacha derrière le pot de papyrus du psychologue. Ainsi, le jour du suicide de son fils, Yoav clama haut et fort que ce dernier se portait parfaitement bien et que sa mère se faisait du souci inutilement.
A presque quatre ans, Tal était satisfait de son expédition au-delà des toits de Caseros. Dès lors, il continua à prendre un malin plaisir à grimper. Chaque fois que l'occasion se présentait, il se hisserait sur des arbres, au point qu'on finit par le comparer au baron perché d'Italo Calvino. Tout comme le jeune Côme Laverse du Rondeau dont il avait lu les aventures, Tal gardait toujours une certaine distance à la fois critique et pleine d'humour avec le reste du monde. A l'instar du protagoniste du roman, il grimperait un jour sur un arbre, un chêne centenaire pour ne plus en redescendre. Enfin, de même que le baron, il s'envolerait depuis son arbre dans les airs, non pas agrippé au bout d'une corde accrochée à une montgolfière en pleine déroute - XXIème siècle oblige - mais avec une corde verte à bord de l'hélicoptère venu le secourir.
jeudi 17 décembre 2009
Surdité, signes et suicide...
Trois ans après avoir écrit le texte "cousine", ma nièce que je prénomme Tina a dix-huit ans et se trouve dans une importante phase de rupture. A présent, elle maîtrise parfaitement la langue des signes et a choisi la communauté des malentendants comme sa nouvelle famille, au point de refuser d'allumer son appareil auditif. Ce choix a plusieurs conséquences: la communication avec elle devient difficile, elle articule de moins en moins bien, à l'école elle a intégré une classe de malentendants, elle refuse le LPC et tout ce qui favorise l'oralisation des sourds.
Avec mes élèves nous avons lu et terminé un livre bouleversant qui retrace l'histoire d'une famille: Jenseits der Stille / Au-delà du silence par la cinéaste Caroline Link. Un couple de parents sourds ne communique que par la langue des signes. Contre leur attente, leur fille Lara choisit de faire une carrière de clarinettiste, encouragée par sa tante avec laquelle le père a entretenu des rapports difficiles depuis leur enfance. Ainsi, le père n'accepte pas le choix de sa fille jusqu'au dénouement final.
Voici un lien de la bande d'annonce de ce très beau film qui n'a à ma connaissance pas été traduit en français malgré les deux actrices françaises:
http://www.youtube.com/watch?v=otvKzI84Klo
Ce film ne montre que les aspects positifs de la langue des signes dont la plus célèbre ambassadrice est la belle Emmanuelle Laborit. Comme toute langue, elle peut donner naissance à une véritable culture et je comprends la fierté de ceux qui la pratiquent. Il y a toutefois un revers affligeant à ce fait: les sourds, pour promouvoir l'usage de leur langue qui nécessite un minimum d'adeptes pour qu'elle soit viable, sont partis en croisade contre les parents et centres hospitaliers qui pratiquent l'implant cochléaire. Tina a honte de s'être faite implanter, elle m'a menacée pendant ma grossesse de ne pas oser implanter mon enfant si par hasard il naissait sourd...
Quel rapport avec le suicide? Aucun! Or, Caroline Link après avoir reçu en 2002 un Oscar du meilleur film étranger pour Nirgendwo in Afrika / Nulle part en Afrique, l'histoire d'une famille juive allemande réfugiée en Afrique, a réalisé un nouveau film, sorti en salles en 2008: Im Winter ein Jahr / En hiver un an.
Ce film pourrait être notre histoire: suite à un "accident de chasse" qui a coûté la vie à son fils, une mère commande un portrait de ses deux enfants à un peintre. Celui-ci doit donc croquer la fille vivante et réaliser un portrait posthume du garçon. Peu à peu, on comprend que le mal qui ronge la famille, qui rend le deuil de tous les protagonistes si difficile, est dû au fait que le magnifique jeune homme doué, skieur d'élite, s'est suicidé. Ce film repose sur le roman d'un canadien: Aftermath par Scott Campbell.
Voici, pour finir, le lien pour le trailer en allemand: Im Winter ein Jahr
Avec mes élèves nous avons lu et terminé un livre bouleversant qui retrace l'histoire d'une famille: Jenseits der Stille / Au-delà du silence par la cinéaste Caroline Link. Un couple de parents sourds ne communique que par la langue des signes. Contre leur attente, leur fille Lara choisit de faire une carrière de clarinettiste, encouragée par sa tante avec laquelle le père a entretenu des rapports difficiles depuis leur enfance. Ainsi, le père n'accepte pas le choix de sa fille jusqu'au dénouement final.
Lara et son père, Martin Bischof
(Sylvie Testud et Howie Seago)
Lara et Kai, la mère (Emmanuelle Laborit)
http://www.youtube.com/watch?v=otvKzI84Klo
Ce film ne montre que les aspects positifs de la langue des signes dont la plus célèbre ambassadrice est la belle Emmanuelle Laborit. Comme toute langue, elle peut donner naissance à une véritable culture et je comprends la fierté de ceux qui la pratiquent. Il y a toutefois un revers affligeant à ce fait: les sourds, pour promouvoir l'usage de leur langue qui nécessite un minimum d'adeptes pour qu'elle soit viable, sont partis en croisade contre les parents et centres hospitaliers qui pratiquent l'implant cochléaire. Tina a honte de s'être faite implanter, elle m'a menacée pendant ma grossesse de ne pas oser implanter mon enfant si par hasard il naissait sourd...
Quel rapport avec le suicide? Aucun! Or, Caroline Link après avoir reçu en 2002 un Oscar du meilleur film étranger pour Nirgendwo in Afrika / Nulle part en Afrique, l'histoire d'une famille juive allemande réfugiée en Afrique, a réalisé un nouveau film, sorti en salles en 2008: Im Winter ein Jahr / En hiver un an.
Ce film pourrait être notre histoire: suite à un "accident de chasse" qui a coûté la vie à son fils, une mère commande un portrait de ses deux enfants à un peintre. Celui-ci doit donc croquer la fille vivante et réaliser un portrait posthume du garçon. Peu à peu, on comprend que le mal qui ronge la famille, qui rend le deuil de tous les protagonistes si difficile, est dû au fait que le magnifique jeune homme doué, skieur d'élite, s'est suicidé. Ce film repose sur le roman d'un canadien: Aftermath par Scott Campbell.
Voici, pour finir, le lien pour le trailer en allemand: Im Winter ein Jahr
mercredi 16 décembre 2009
Chapitre onze
Cousine
Le premier avril 1991, Ewel nota dans son journal de grossesse: " Non, ce n'est pas un poisson d'avril! Diane nous annonce la venue d'un petit cousin pour mi-novembre, quel bonheur!" La petite Tina arriva finalement avec de l'avance, mais à l'issue d'un long et douloureux accouchement. Après dix-huit heures de calvaire, la fillette fut extraite de son inconfortable prison à l'aide d'une ventouse. Elle récupéra rapidement et se développa en un joli nourrisson calme et agréable. Ewel imagina les futurs jeux, conversations complices et rires exubérants des trois cousins. Or, ce rêve apparemment simple ne se réalisa jamais, du moins pas sous la forme qu'elle s'était représentée.
Tina s'avéra une adorable fillette éveillée et curieuse. A l'opposé de son cousin Tal, elle incarna la sérénité et le calme parfait. Elle avait un sommeil de plomb, pleurait peu, et même ses amusants babillages et gazouillis se firent plus rares. Sa quiétude finit par alarmer Diane. Elle prit rendez-vous chez le pédiatre et lui exprima sa crainte d'un problème auditif chez sa fille. Le médecin sortit une panoplie de clochettes et d'instruments divers qu'il agita derrière la tête de la fillette. Tina réagit parfaitement et tourna la tête à chacune des expériences du médecin. Convaincu du succès de son test, il rassura la mère avec la phrase qu'elle souhaitait entendre: "votre fille perçoit parfaitement bien les sons!" Réconfortée, elle rentra à la maison et répéta joyeusement à tous que Tina entendait parfaitement bien. Forts des propos du pédiatre, les parents cessèrent de s'inquiéter, du moins pendant un certain laps de temps.
Un jour, lors d'une promenade avec les grands-parents, le père d'Ewel et de Diane resta interloqué en observant sa petite-fille. Il remarqua qu'elle pointait du doigt un oiseau et qu'elle accompagnait son geste avec un mouvement de lèvres. Or, aucun son n'accompagna sa gestuelle enthousiaste, pas le moindre babil, pas la moindre syllabe. Cette fois-ci, Diane prit rendez-vous chez un spécialiste ORL. Il examina la petite et secoua la tête; il ne pouvait rien déceler d'anormal. Néanmoins pour calmer l'inquiétude des parents, il leur proposa de se rendre à l'hôpital universitaire où on soumettrait Tina à une batterie de tests spécifiques pour détecter une éventuelle difficulté auditive. Les résultats des examens tombèrent sur la famille comme le couperet d'une guillotine, décapitant tous leurs espoirs, leurs rêves concernant l'avenir de la fillette. Tina s'avéra être sourde profonde, au point que le seul bruit qu'elle pouvait distinguer était un son d'environ cent décibels, le vacarme d'un moteur à réacteurs. Tina, du haut de ses un an et demi, avait développé de telles stratégies d'évitement, de telles compétences communicatives qu'elle avait réussi à leurrer tout son entourage. Sa vue exceptionnelle lui permettait d'appréhender et de réagir correctement aux sollicitations du monde environnant. Au moment où toute la famille était ébranlée par la cruelle nouvelle, Diane était déjà enceinte de sa deuxième fille.
Une foule d'interrogations se posèrent aux proches de Tina: que faire à présent? Est-ce que les appareils auditifs auraient un impact sur la fillette? Quelles écoles pourrait-elle fréquenter? Il existait dans le canton un centre pour malentendants qui la prendrait en charge jusqu'à la fin de la scolarité obligatoire. Elle y apprendrait la langue des signes et serait initiée au langage oral. Et ensuite? Que ferait-elle après l'école? Devant la multitude de questions sans réponses qui se présentèrent à eux, grandpa prit une initiative admirable. Il se rendit à une série de colloques de médecine sur le thème de la surdité. C'est là qu'il entendit parler d'une innovation technologique révolutionnaire qui ne se pratiquait à l'époque que dans deux hôpitaux européens: l'implant cochléaire, une sorte d'oreille interne artificielle. Après quelques semaines de réflexions et de tergiversations, la décision fut prise. Tina serait opérée à Montpellier, la ville d'origine de Mani, le beau-frère d'Ewel. Elle fut la quarantième petite patiente à subir cette opération innovatrice et contestée à l'époque. Le succès fut total! Enfin, presque.
Malgré cette réussite chirurgicale, cette amélioration de son état constitua le commencement d'une longue et pénible série de réhabilitations, avec des aller et retour réguliers dans la ville méridionale, ainsi que d'innombrables séances chez l'orthophoniste. Pour la soutenir un tout petit peu dans cette difficile course à l'acquisition de la langue orale, toute la famille K. s'initia au LPC (langage parlé complété). Ewel y voyait une chance pour ses enfants: dès leur plus jeune âge, grâce à Tina, ils prirent conscience que rien n'allait de soi, qu'il fallait parfois lutter pour atteindre ce qui pouvait paraître naturel. Tal se mit avec plaisir au LPC; toutefois il ne le pratiqua que rarement avec sa cousine, car celle-ci progressait plus vite dans l'apprentissage de la langue française que les autres membres de la famille en LPC.
Paradoxalement, malgré toute l'empathie et l'affection d'Ewel pour sa nièce, la position de Tina au sein de la famille l'agaça par moment. Elle avait l'impression que les autres enfants, les siens et Fiona, la jeune sœur de Tina, tendaient à être éclipsés derrière le handicap de la cousine. Il s'ensuivit que Tal et Naïm ne virent que rarement leurs grands-parents pendant les années où la fillette eut le plus besoin de présence et d'aide.
Pour Tina, Tal représenta toujours le grand cousin admiré. Du fait qu'ils n'étaient pas du même sexe, ni du même âge, ils ne développèrent jamais une relation vraiment profonde et amicale. Néanmoins, Tal manifesta toujours beaucoup d'affection et de respect pour sa courageuse petite cousine et elle le lui rendit bien. Avait-il pensé un instant à Tina lorsqu'il commit son acte désespéré? Ewel allait vivre par la suite des moments de colère et de révolte contre le geste de son fils qui, en regard du chemin parcouru par Tina, avait choisi la facilité, la fuite devant les défis existentiels. Parfois, le crime que son fils avait commis contre lui-même lui apparut comme une lâcheté, une trahison sans égales.
lundi 14 décembre 2009
Chapitre dix
Frère
De retour du voyage aux USA, la deuxième grossesse d'Ewel fut confirmée. Il s'agissait d'un véritable "baby made in the USA" et l'une des conséquences de cette origine contrôlée furent les "envies" de la jeune femme: Ewel appréciait tout particulièrement les hamburgers de l'un des établissements de nourriture rapide de la ville. Malgré son sourire qui accompagna cette prise de conscience, sa deuxième grossesse fut moins détendue, moins insouciante que celle de Tal. En effet, la même semaine où son bon vieux gynécologue lui confirma son état, une de ses voisines donna naissance à un enfant mort-né. Dès lors, Ewel cessa d'écrire des lettres à Tal pour se consacrer à un autre genre d'écriture, le journal de sa deuxième grossesse dans lequel elle nota par exemple:
Quel bonheur de te sentir dans ton enveloppe hermétique, répondant à mes caresses et mes jeux: j'essaie d'attraper tes petits pieds. Quelle joie pour nous trois de t'admirer sur l'écran de l'appareil d'échographie. Les paroles du médecin étaient rassurantes: "Votre bébé se développe harmonieusement." Je souris, mais les larmes me coulent des yeux. Ton grand frère se montre intéressé et sage. Nous sommes bercés par un doux sentiment de bonheur.
Puis, tout d'un coup, les doutes surgissent. Le médecin ne se trompe-t-il pas? Les lectures sur l'enfance handicapée, la réalité qui nous entoure, la cécité de Julie, la mort in utero du fœtus de Janine… Mon Pitchoune, es-tu normal? Ne souffres-tu pas des nombreux virus saisonniers que nous côtoyons: varicelle, grippe, rubéole, scarlatine?
Parfois, j'essaie d'imaginer tes traits et y arrive assez bien. Je te vois - bien que je plaisante en affirmant que tu es rouquin - avec des cheveux foncés, des yeux qui refusent de dévoiler leur couleur et je te vois garçon.
Ton frère a fait un exploit dimanche; ton père l'avait laissé dans la voiture pour qu'il écoute une de ses cassettes. Lorsque je lui ai demandé où se trouvait Tal, il s'est immédiatement levé pour aller le chercher. A peine sorti de l'appartement, il est revenu le tenant par la main. Celui-ci avait quitté la voiture, s'était dirigé vers notre immeuble et avait demandé à des voisins de l'accompagner jusqu'au quatrième étage. Tal a maintenant deux ans et demi. Est-ce que tu seras aussi débrouille que lui au même âge? Je te promets que je ne ferai pas trop de comparaisons entre vous.
Pendant cette deuxième grossesse, le changement le plus radical se produisit dans la relation de couple entre Ewel et Yoav. L'arrivée des enfants déstabilise les rapports entre parents, c'est connu, mais jamais Ewel n'avait imaginé à quel point son lien avec son mari allait être mis à l'épreuve. Leurs différentes origines, leur façon d'envisager l'éducation, leurs sensibilités étaient sources de conflits quasi quotidiens. Jamais, par exemple, Ewel n'aurait laissé son enfant de deux ans et demi seul dans la voiture. Un jour, après une de leurs disputes, Ewel retrouva Tal recroquevillé sous une chaise. Elle écrivit à Naïm:
Je suis négative, pessimiste, découragée. En ce moment, je suis déçue par ma vie de couple. En fin de grossesse avec Tal, j'étais optimiste: je voyais en le petit à naître un être exceptionnel, une sorte de rédempteur, un messie. Quant à toi, tout ce que je souhaite, c'est que tu sois en bonne santé. Je n'ai pas d'illusions sur ton sort d'humain. Tu auras à vivre dans un monde difficile et tu partageras le destin de nous tous. J'espère que tu sauras affronter cette destinée avec force et optimisme et, à vrai dire, ta mère n'aura pas été un exemple pendant cette grossesse.
Quel bonheur de te sentir dans ton enveloppe hermétique, répondant à mes caresses et mes jeux: j'essaie d'attraper tes petits pieds. Quelle joie pour nous trois de t'admirer sur l'écran de l'appareil d'échographie. Les paroles du médecin étaient rassurantes: "Votre bébé se développe harmonieusement." Je souris, mais les larmes me coulent des yeux. Ton grand frère se montre intéressé et sage. Nous sommes bercés par un doux sentiment de bonheur.
Puis, tout d'un coup, les doutes surgissent. Le médecin ne se trompe-t-il pas? Les lectures sur l'enfance handicapée, la réalité qui nous entoure, la cécité de Julie, la mort in utero du fœtus de Janine… Mon Pitchoune, es-tu normal? Ne souffres-tu pas des nombreux virus saisonniers que nous côtoyons: varicelle, grippe, rubéole, scarlatine?
Parfois, j'essaie d'imaginer tes traits et y arrive assez bien. Je te vois - bien que je plaisante en affirmant que tu es rouquin - avec des cheveux foncés, des yeux qui refusent de dévoiler leur couleur et je te vois garçon.
Ton frère a fait un exploit dimanche; ton père l'avait laissé dans la voiture pour qu'il écoute une de ses cassettes. Lorsque je lui ai demandé où se trouvait Tal, il s'est immédiatement levé pour aller le chercher. A peine sorti de l'appartement, il est revenu le tenant par la main. Celui-ci avait quitté la voiture, s'était dirigé vers notre immeuble et avait demandé à des voisins de l'accompagner jusqu'au quatrième étage. Tal a maintenant deux ans et demi. Est-ce que tu seras aussi débrouille que lui au même âge? Je te promets que je ne ferai pas trop de comparaisons entre vous.
Pendant cette deuxième grossesse, le changement le plus radical se produisit dans la relation de couple entre Ewel et Yoav. L'arrivée des enfants déstabilise les rapports entre parents, c'est connu, mais jamais Ewel n'avait imaginé à quel point son lien avec son mari allait être mis à l'épreuve. Leurs différentes origines, leur façon d'envisager l'éducation, leurs sensibilités étaient sources de conflits quasi quotidiens. Jamais, par exemple, Ewel n'aurait laissé son enfant de deux ans et demi seul dans la voiture. Un jour, après une de leurs disputes, Ewel retrouva Tal recroquevillé sous une chaise. Elle écrivit à Naïm:
Je suis négative, pessimiste, découragée. En ce moment, je suis déçue par ma vie de couple. En fin de grossesse avec Tal, j'étais optimiste: je voyais en le petit à naître un être exceptionnel, une sorte de rédempteur, un messie. Quant à toi, tout ce que je souhaite, c'est que tu sois en bonne santé. Je n'ai pas d'illusions sur ton sort d'humain. Tu auras à vivre dans un monde difficile et tu partageras le destin de nous tous. J'espère que tu sauras affronter cette destinée avec force et optimisme et, à vrai dire, ta mère n'aura pas été un exemple pendant cette grossesse.
Les difficultés entre Yoav et Ewel persisteraient pendant toute l'enfance de leurs enfants et seraient exacerbées par la mort de Tal. Souvent, Ewel se culpabilisait à l'idée que ses garçons grandissaient dans un environnement conflictuel et tendu: chaque geste de la vie quotidienne était sujet de désaccords:
- Tal ne doit pas sortir sans anorak, il fait froid! remarqua Ewel.
- Tu le surprotèges, un peu de froid n'a jamais fait de mal à personne, rétorqua Yoav.
- Mais à cause de la bise, il fait moins de dix degrés dehors!
- Regarde-moi, je n'ai pas froid.
- Tu n'as jamais froid. Tu es insensible, tu es une sorte de roc, sans cœur, ni tête. Je veux que Tal sorte habillé.
- Tu veux toujours avoir le dernier mot!
- Il ne s'agit pas de mots, il s'agit d'habits. Il ne s'agit pas de savoir qui a tort ou raison, il s'agit de bon sens! Etc.
- Tal ne doit pas sortir sans anorak, il fait froid! remarqua Ewel.
- Tu le surprotèges, un peu de froid n'a jamais fait de mal à personne, rétorqua Yoav.
- Mais à cause de la bise, il fait moins de dix degrés dehors!
- Regarde-moi, je n'ai pas froid.
- Tu n'as jamais froid. Tu es insensible, tu es une sorte de roc, sans cœur, ni tête. Je veux que Tal sorte habillé.
- Tu veux toujours avoir le dernier mot!
- Il ne s'agit pas de mots, il s'agit d'habits. Il ne s'agit pas de savoir qui a tort ou raison, il s'agit de bon sens! Etc.
Ewel savait que son mari correspondait au stéréotype du "sabra", ce Juif né en Israël et qui se démarquait des Juifs de la diaspora par une carapace résistante et rugueuse derrière laquelle se cachait toutefois un cœur tendre et sensible. Tout comme le sabra - la figue de Barbarie avec ses redoutables piquants - Yoav cachait beaucoup de douceur au fond de soi. A l'origine, Ewel avait été séduite par cet aspect de la personnalité de son mari. Mais à force de vivre aux côtés d'un cactus, elle avait développé une allergie à ses piques quotidiennes, allergie qui prenait de temps en temps des allures d'urticaire. Parfois, Yoav lui faisait l'impression d'une pierre brute qui cachait un magnifique joyaux en son for intérieur. Pour accéder à cette matière précieuse, Ewel avait l'impression de devoir se munir d'une pioche et d'un marteau. Lorsqu'elle réussissait toutefois à accéder à cette richesse intérieure, cela la réconciliait avec tous les moments difficiles. C'était une des explications de la longévité du couple, l'autre étant sans aucun doute la présence de leurs deux enfants, Tal et Naïm.
En 1991, le monde semblait basculer, inéluctablement. Après la première Intifada, après la chute du rideau de fer et du mur de Berlin, lorsque Tal avait un an, le monde assista impuissant à la première guerre en Irak. Toujours aussi pessimiste, Ewel écrivit à Naïm:
Mon pitchoune,
Est-ce que ce journal de grossesse est en train de devenir un journal de guerre? Peut-être de la - j'ose à peine prononcer le mot alors que les journalistes en abusent - troisième guerre mondiale? Mon chéri, je n'aurais jamais cru que tu verrais le jour dans un monde aussi atroce. Nous, les babyboomers, avons joui pendant les années soixante-dix et quatre-vingt d'une sorte de statu quo privilégié, bourré d'espoirs d'un monde meilleur. Le réveil à présent est brutal et coïncide avec ma deuxième grossesse. Et pourtant, je souhaite que tu vives et que tu viennes compléter notre petite famille un peu spéciale.
Naïm naquit un beau dimanche de printemps à midi cent soixante-treize ans jour pour jour après Karl Marx. L'accouchement fut rapide, grandement facilité par une anesthésie péridurale. Naïm se révéla être l'antithèse de Tal tant par son physique que par son caractère: il naquit avec une tignasse noire et touffue qui lui donnait un air asiatique. D'un bébé chauve, Tal s'était métamorphosé en un garçonnet blondinet au physique scandinave. Naïm ne pleurait pratiquement pas et dormait beaucoup. Tal était un enfant pleurnicheur qui ne semblait jamais avoir besoin de sommeil. Enfin, Naïm ouvrit les yeux immédiatement pour faire connaissance avec ses parents, alors que Tal s'était entêté à les ignorer pendant quelques jours. Ewel succomba immédiatement au charme de son cadet.
Mon pitchoune,
Est-ce que ce journal de grossesse est en train de devenir un journal de guerre? Peut-être de la - j'ose à peine prononcer le mot alors que les journalistes en abusent - troisième guerre mondiale? Mon chéri, je n'aurais jamais cru que tu verrais le jour dans un monde aussi atroce. Nous, les babyboomers, avons joui pendant les années soixante-dix et quatre-vingt d'une sorte de statu quo privilégié, bourré d'espoirs d'un monde meilleur. Le réveil à présent est brutal et coïncide avec ma deuxième grossesse. Et pourtant, je souhaite que tu vives et que tu viennes compléter notre petite famille un peu spéciale.
Naïm naquit un beau dimanche de printemps à midi cent soixante-treize ans jour pour jour après Karl Marx. L'accouchement fut rapide, grandement facilité par une anesthésie péridurale. Naïm se révéla être l'antithèse de Tal tant par son physique que par son caractère: il naquit avec une tignasse noire et touffue qui lui donnait un air asiatique. D'un bébé chauve, Tal s'était métamorphosé en un garçonnet blondinet au physique scandinave. Naïm ne pleurait pratiquement pas et dormait beaucoup. Tal était un enfant pleurnicheur qui ne semblait jamais avoir besoin de sommeil. Enfin, Naïm ouvrit les yeux immédiatement pour faire connaissance avec ses parents, alors que Tal s'était entêté à les ignorer pendant quelques jours. Ewel succomba immédiatement au charme de son cadet.
Le même après-midi, Yoav et Tal vinrent rendre visite au petit frère. Alors que jusque-là il avait été leur enfant unique, Tal, du haut de son statut d'aîné, parut soudain très grand et mûr à sa mère. Dès qu'il entra dans sa chambre, elle constata avec appréhension un changement dans son comportement. Il refusa de l'embrasser, se montra capricieux et têtu. Elle eut toutes les peines à échanger quelques mots avec lui. En revanche, il accepta immédiatement de prendre Naïm dans les bras et s'adressa à lui avec douceur. Cette attitude deviendrait constante: jamais Tal ne fit de mal à son petit frère, son concurrent. Toutefois, il exprima son désaccord, sa colère contre la trahison d'Ewel en mobilisant toutes ses forces et ses énergies contre elle. Nourrisson exigeant et difficile, Tal devint un enfant tyrannique qui rendit la vie de ses parents impossible par moments. Alors que le nouveau-né dormait presque dix heures d'affilée, Tal se mit à hurler et mouiller son lit pratiquement toutes les nuits. Quelques mois après la naissance de Naïm, Ewel reprit l'habitude d'adresser des lettres à un Tal adulte; elle nota ces terribles lignes:
Cher Talisman,
Ce que je redoutais le plus est probablement en train de se passer. Ce qui parfois au fond de moi, me venait à l'esprit, semble à présent se réaliser: le fait que je ne sois pas une bonne mère, le fait que je ne sois pas capable d'aimer de façon inconditionnelle. N'est-ce pas là la définition de l'amour maternel? Je ne prends effectivement pas beaucoup de plaisir à mon rôle de mère: vous préparer à manger, vous habiller, vous changer, vous essuyer le derrière, vous laver, vous répéter inlassablement les mêmes avertissements, nettoyer vos habits, ranger votre désordre, vous amener et ramener de la crèche, courir sans cesse après un temps à priori trop parcimonieux.
En fait, je schématise en brossant ce portrait des contraintes maternelles. J'oublie les moments de vrai bonheur: lorsque vous criez et rigolez par-dessus la table, lorsque spontanément vous exprimez votre affection, lorsque vous souriez et semblez heureux. Mais ce ne sont que des moments, le quotidien reprenant de plus belle son pouvoir dominateur et dévastateur. Debout toutes les nuits! Au travail toute la journée!
A présent, c'est ta toux incessante, bruyante qui m'irrite au point d'en devenir agressive. Je sais que cela finira par un vomissement, je sais que cela représente une nouvelle lessive, je sais que je passerai une nouvelle nuit blanche. Ras le bol! … Parfois, j'ai tout envie de laisser tomber, de partir. Mais ma conscience et ma raison me dictent de continuer, de partager votre existence dont je suis la principale garante.
Je voudrais tout faire mieux, Tal. Ne pas parler de raison et de conscience, mais tout simplement d'amour. Mais en suis-je capable? S'il te plaît mon chéri, plus tard, ne te fais pas de mal! Trouve la force dans les côtés positifs de ton enfance: dans tes jeux, ton imagination, ta façon d'aimer à toi - qui n'a pas besoin d'être absolue - ta créativité et ton intelligence que tu parais avoir en abondance. Ta mère t'aura vraisemblablement frustré, mais elle aura essayé de bien faire, je te l'assure, de tout son cœur et au travers de toutes ses contradictions et doutes. (janvier 92)
D'où venait à Ewel l'intuition qu'il puisse un jour se faire du mal? De ses crises répétitives? Du fait qu'il se tapait parfois la tête contre les murs? De son agressivité à l'encontre de sa mère? Un jour, de colère, il l'aspergea d'urine. Ce jour-là, alors qu'elle ne levait jamais la main sur ses enfants, Tal reçut une fessée. Ce jour-là, elle nota: "Je suis très inquiète à ton sujet. Malgré le fait que tu n'aies que trois ans et demi, ton comportement me semble parfois anormal." Avait-il des traits autistes, comme une psychologue de sa connaissance l'avait suggéré, ou souffrait-il de ce qu'on appelle des troubles du spectre autiste? Les mois passant, Tal sembla se porter mieux. En septembre de la même année, Ewel écrivit: "Tu as grandi, tu as quatre ans. La semaine dernière, nous avons fêté ton anniversaire en compagnie de dix petits copains. Pour moi aussi, c'était la fête. J'ai l'impression d'émerger d'un long tunnel aux aspects cauchemardesques. Malgré quelques sautes d'humeur, ton attitude s'est beaucoup améliorée: tu es souriant, affectueux, sympathique, drôle, pertinent. Quelle différence avec ce que je constatais dans mes dernières lettres."
Cher Talisman,
Ce que je redoutais le plus est probablement en train de se passer. Ce qui parfois au fond de moi, me venait à l'esprit, semble à présent se réaliser: le fait que je ne sois pas une bonne mère, le fait que je ne sois pas capable d'aimer de façon inconditionnelle. N'est-ce pas là la définition de l'amour maternel? Je ne prends effectivement pas beaucoup de plaisir à mon rôle de mère: vous préparer à manger, vous habiller, vous changer, vous essuyer le derrière, vous laver, vous répéter inlassablement les mêmes avertissements, nettoyer vos habits, ranger votre désordre, vous amener et ramener de la crèche, courir sans cesse après un temps à priori trop parcimonieux.
En fait, je schématise en brossant ce portrait des contraintes maternelles. J'oublie les moments de vrai bonheur: lorsque vous criez et rigolez par-dessus la table, lorsque spontanément vous exprimez votre affection, lorsque vous souriez et semblez heureux. Mais ce ne sont que des moments, le quotidien reprenant de plus belle son pouvoir dominateur et dévastateur. Debout toutes les nuits! Au travail toute la journée!
A présent, c'est ta toux incessante, bruyante qui m'irrite au point d'en devenir agressive. Je sais que cela finira par un vomissement, je sais que cela représente une nouvelle lessive, je sais que je passerai une nouvelle nuit blanche. Ras le bol! … Parfois, j'ai tout envie de laisser tomber, de partir. Mais ma conscience et ma raison me dictent de continuer, de partager votre existence dont je suis la principale garante.
Je voudrais tout faire mieux, Tal. Ne pas parler de raison et de conscience, mais tout simplement d'amour. Mais en suis-je capable? S'il te plaît mon chéri, plus tard, ne te fais pas de mal! Trouve la force dans les côtés positifs de ton enfance: dans tes jeux, ton imagination, ta façon d'aimer à toi - qui n'a pas besoin d'être absolue - ta créativité et ton intelligence que tu parais avoir en abondance. Ta mère t'aura vraisemblablement frustré, mais elle aura essayé de bien faire, je te l'assure, de tout son cœur et au travers de toutes ses contradictions et doutes. (janvier 92)
D'où venait à Ewel l'intuition qu'il puisse un jour se faire du mal? De ses crises répétitives? Du fait qu'il se tapait parfois la tête contre les murs? De son agressivité à l'encontre de sa mère? Un jour, de colère, il l'aspergea d'urine. Ce jour-là, alors qu'elle ne levait jamais la main sur ses enfants, Tal reçut une fessée. Ce jour-là, elle nota: "Je suis très inquiète à ton sujet. Malgré le fait que tu n'aies que trois ans et demi, ton comportement me semble parfois anormal." Avait-il des traits autistes, comme une psychologue de sa connaissance l'avait suggéré, ou souffrait-il de ce qu'on appelle des troubles du spectre autiste? Les mois passant, Tal sembla se porter mieux. En septembre de la même année, Ewel écrivit: "Tu as grandi, tu as quatre ans. La semaine dernière, nous avons fêté ton anniversaire en compagnie de dix petits copains. Pour moi aussi, c'était la fête. J'ai l'impression d'émerger d'un long tunnel aux aspects cauchemardesques. Malgré quelques sautes d'humeur, ton attitude s'est beaucoup améliorée: tu es souriant, affectueux, sympathique, drôle, pertinent. Quelle différence avec ce que je constatais dans mes dernières lettres."
Petit frère
Pour commencer, veuillez excuser l'annonce erronée de la rediffusion du documentaire sur l'isotrétinoïne samedi dernier. Avec du retard, j'ai reçu un message de mes amis français m'annonçant que la rediffusion a été repoussée au samedi 19 décembre, même heure (14:00), même chaîne (M6), même émission (66 Minutes).
Pour introduire le prochain chapitre, je propose quelques images de Tal et son petit frère.
dimanche 13 décembre 2009
Chapitre neuf
Crèche
Pendant leur périple aux Etats Unis, Ewel prépara son fils à la crèche en lui parlant des activités qu'on y proposait et des camarades qu'il y rencontrerait. Celui-ci ne se laissa pas duper facilement et lui répondit du haut de ses deux ans:
- Tal veut pas aller à la crèche, Tal veut rester en Amérique.
La transition ne se fit pas sans mal, car le garçonnet avait horreur des changements. Forcément, ses premiers jours dans l'institution furent difficiles pour lui et bruyants pour le personnel. Néanmoins, il s'habitua peu à peu à sa nouvelle vie en communauté, aux quatre heures quotidiennes qui le séparaient à nouveau de sa mère. Malgré le grand nombre d'enfants qu'il y côtoyait, malgré la forte personnalité dont il faisait preuve en famille, Tal s'avéra un petit garçon solitaire, timide et craintif. Les jeux turbulents des autres enfants ne l'intéressaient guère. En revanche, il suivait avec une attention soutenue les histoires lues par les éducatrices. Il en réclamait encore et encore. Ses sujets favoris étaient les dinosaures, les contes et les histoires bibliques.
Lorsqu'il était à la crèche, Ewel avait l'esprit serein et put tranquillement préparer ses cours et enseigner au lycée où elle travaillait alors. Son nouveau lieu de travail se trouvait sur la rive gauche, de l'autre côté de la ville. Par conséquent, ses déplacements en voiture étaient fréquents et l'irritaient par moments. Pour que son fils ne prenne pas de mauvaises habitudes, Ewel essayait de jurer le moins possible. Au volant, elle devait se faire violence pour dire "zut" à la place de "merde", tellement plus efficace. Un jour pourtant, alors qu'elle récupérait son fils après avoir traversé le canton, elle se trouva bloquée par un camion à la sortie de la crèche et ne put retenir un "merde" agacé qui fut immédiatement répété sur la banquette arrière. Surprise, elle se retourna et vit un Tal riant, répétant avec un plaisir manifeste:
- Merde, merde...
Oubliant le camion, Ewel expliqua à son fils qu'il ne fallait pas utiliser ce mot et qu'elle regrettait de l'avoir prononcé. Sur ce, Tal lui expliqua:
- A la crèche, elle dit merde!
- Qui ça, Tal, qui dit merde à la crèche?
- La dame de la crèche, elle dit merde.
Tal était le plus heureux des enfants en déclamant ce mot entouré de tant de mystères; en connaissait-il le sens? Ewel dut accepter que son fils fasse dès lors des expériences et des apprentissages dont elle n'était plus responsable. Plus tard, Tal ne ferait pratiquement jamais usage de gros mots et détesterait la vulgarité. Aussi, il reprocherait à sa mère d'abuser de jurons, ce qui lui arrivait particulièrement fréquemment au volant de sa voiture.
Ewel prit la ferme décision de noter les mots amusants ou les questions de son fils. Elle fut presque un peu déçue, car Tal faisait peu d'erreurs de locution et son raisonnement était étonnamment pertinent dès son plus jeune âge. Lors d'un autre trajet en voiture, alors qu'Ewel écoutait les nouvelles, elle apprit que des émeutiers à Bangkok avaient mis le feu à des voitures en stationnement. Tal, qui avait également entendu les informations, demanda:
- Maman, un mille-feu, c'est un feu avec beaucoup de pattes comme un mille-pattes?
Un autre jour, Ewel lui expliqua qu'il avait un deuxième prénom, Tal David. Sur ce, son fils lui fit remarquer:
- Toi aussi, maman, tu as un deuxième nom, tu t'appelles Ewel K. Il prononça le nom de famille des grands-parents maternels.
A cet âge, il découvrit ses testicules. Alors qu'il croyait parfaitement savoir à quoi servait son pénis, il interrogea sa mère sur sa découverte.
- A quoi ça sert, maman? - demanda-t-il.
- C'est un peu compliqué, Tal. Je pense que c'est trop difficile à comprendre.
Ewel estimait qu'il était trop petit pour recevoir une leçon d'éducation sexuelle.
- Je veux savoir! insista-t-il.
- Bon, alors d'accord! Quand tu seras grand comme papa, tes testicules produiront des graines minuscules que tu déposeras dans le ventre d'une femme pour lui faire un bébé.
A cette réponse, Tal grimpa sur une chaise, leva les bras et s'exclama:
- Je suis grand comme papa!
Ewel se mit à rire de bon cœur et avant qu'elle puisse répliquer, Tal l'interrogea:
- Elle s'appelle comment, la femme de Tal?
Ewel pleurerait en relisant cette anecdote. A dix-huit ans, Tal était devenu un beau jeune homme. Certaines filles l'admiraient de loin, mais il ne se laissait pas approcher, du moins pas de trop près. Une année ou deux plus tôt, il avait fondé avec des copains le clan des célibataires, moins par dépit que par crainte et timidité. Corinne, une des amies proches de Tal, expliqua à Ewel:
- Tal était une sorte d'homme idéal. Il impressionnait, il faisait un peu peur. Sauf peut-être à des amies d'enfance comme moi. Je le connaissais depuis tellement longtemps déjà.
Tal resta une année en crèche, puis il fallut envisager son passage à l'école enfantine.
Pendant leur périple aux Etats Unis, Ewel prépara son fils à la crèche en lui parlant des activités qu'on y proposait et des camarades qu'il y rencontrerait. Celui-ci ne se laissa pas duper facilement et lui répondit du haut de ses deux ans:
- Tal veut pas aller à la crèche, Tal veut rester en Amérique.
La transition ne se fit pas sans mal, car le garçonnet avait horreur des changements. Forcément, ses premiers jours dans l'institution furent difficiles pour lui et bruyants pour le personnel. Néanmoins, il s'habitua peu à peu à sa nouvelle vie en communauté, aux quatre heures quotidiennes qui le séparaient à nouveau de sa mère. Malgré le grand nombre d'enfants qu'il y côtoyait, malgré la forte personnalité dont il faisait preuve en famille, Tal s'avéra un petit garçon solitaire, timide et craintif. Les jeux turbulents des autres enfants ne l'intéressaient guère. En revanche, il suivait avec une attention soutenue les histoires lues par les éducatrices. Il en réclamait encore et encore. Ses sujets favoris étaient les dinosaures, les contes et les histoires bibliques.
Lorsqu'il était à la crèche, Ewel avait l'esprit serein et put tranquillement préparer ses cours et enseigner au lycée où elle travaillait alors. Son nouveau lieu de travail se trouvait sur la rive gauche, de l'autre côté de la ville. Par conséquent, ses déplacements en voiture étaient fréquents et l'irritaient par moments. Pour que son fils ne prenne pas de mauvaises habitudes, Ewel essayait de jurer le moins possible. Au volant, elle devait se faire violence pour dire "zut" à la place de "merde", tellement plus efficace. Un jour pourtant, alors qu'elle récupérait son fils après avoir traversé le canton, elle se trouva bloquée par un camion à la sortie de la crèche et ne put retenir un "merde" agacé qui fut immédiatement répété sur la banquette arrière. Surprise, elle se retourna et vit un Tal riant, répétant avec un plaisir manifeste:
- Merde, merde...
Oubliant le camion, Ewel expliqua à son fils qu'il ne fallait pas utiliser ce mot et qu'elle regrettait de l'avoir prononcé. Sur ce, Tal lui expliqua:
- A la crèche, elle dit merde!
- Qui ça, Tal, qui dit merde à la crèche?
- La dame de la crèche, elle dit merde.
Tal était le plus heureux des enfants en déclamant ce mot entouré de tant de mystères; en connaissait-il le sens? Ewel dut accepter que son fils fasse dès lors des expériences et des apprentissages dont elle n'était plus responsable. Plus tard, Tal ne ferait pratiquement jamais usage de gros mots et détesterait la vulgarité. Aussi, il reprocherait à sa mère d'abuser de jurons, ce qui lui arrivait particulièrement fréquemment au volant de sa voiture.
Ewel prit la ferme décision de noter les mots amusants ou les questions de son fils. Elle fut presque un peu déçue, car Tal faisait peu d'erreurs de locution et son raisonnement était étonnamment pertinent dès son plus jeune âge. Lors d'un autre trajet en voiture, alors qu'Ewel écoutait les nouvelles, elle apprit que des émeutiers à Bangkok avaient mis le feu à des voitures en stationnement. Tal, qui avait également entendu les informations, demanda:
- Maman, un mille-feu, c'est un feu avec beaucoup de pattes comme un mille-pattes?
Un autre jour, Ewel lui expliqua qu'il avait un deuxième prénom, Tal David. Sur ce, son fils lui fit remarquer:
- Toi aussi, maman, tu as un deuxième nom, tu t'appelles Ewel K. Il prononça le nom de famille des grands-parents maternels.
A cet âge, il découvrit ses testicules. Alors qu'il croyait parfaitement savoir à quoi servait son pénis, il interrogea sa mère sur sa découverte.
- A quoi ça sert, maman? - demanda-t-il.
- C'est un peu compliqué, Tal. Je pense que c'est trop difficile à comprendre.
Ewel estimait qu'il était trop petit pour recevoir une leçon d'éducation sexuelle.
- Je veux savoir! insista-t-il.
- Bon, alors d'accord! Quand tu seras grand comme papa, tes testicules produiront des graines minuscules que tu déposeras dans le ventre d'une femme pour lui faire un bébé.
A cette réponse, Tal grimpa sur une chaise, leva les bras et s'exclama:
- Je suis grand comme papa!
Ewel se mit à rire de bon cœur et avant qu'elle puisse répliquer, Tal l'interrogea:
- Elle s'appelle comment, la femme de Tal?
Ewel pleurerait en relisant cette anecdote. A dix-huit ans, Tal était devenu un beau jeune homme. Certaines filles l'admiraient de loin, mais il ne se laissait pas approcher, du moins pas de trop près. Une année ou deux plus tôt, il avait fondé avec des copains le clan des célibataires, moins par dépit que par crainte et timidité. Corinne, une des amies proches de Tal, expliqua à Ewel:
- Tal était une sorte d'homme idéal. Il impressionnait, il faisait un peu peur. Sauf peut-être à des amies d'enfance comme moi. Je le connaissais depuis tellement longtemps déjà.
Tal resta une année en crèche, puis il fallut envisager son passage à l'école enfantine.
samedi 12 décembre 2009
Aujourd'hui, j'ai une pensée toute particulière et émue pour Catherine, dont la fille Emilie est décédée subitement il y a exactement quatre ans. Non, ce n'est pas le suicide qui l'a emportée, mais les conséquences de son départ prématuré sont comparables à ce que nous vivons. Catherine, son mari et le grand frère d'Emilie font partie de la communauté des familles qu'on ne peut pas nommer: ni orphelines, ni veuves, seulement endeuillées.
Chapitre huit
Samira
Une année avant le mémorable voyage Outre-Atlantique, Ewel avait commencé à enseigner l'allemand et l'anglais dans une école supérieure de commerce à raison d'une douzaine d'heures hebdomadaires. Malgré cette faible dotation horaire, elle se retrouva à la tête de cinq classes d'adolescents avec quatre programmes différents; sa charge de travail était assez considérable. Avant la rentrée scolaire de fin août, elle avait vainement cherché une place en crèche pour son petit garçon. Après l'expérience des maisons d'enfants du kibboutz, elle était favorable à la prise en charge collective des petits, persuadée que cela contribuait largement à les socialiser. A sa grande déception, aucune place en institution n'était disponible.
C'est ainsi que Tal se retrouva chez Samira, sa mère de jour. Samira était la fille d'un des cousins du roi afghan Zaher Châh qui avaient contribué à renverser le monarque et avaient pris le pouvoir en 1973. Au début des annnées quatre-vingt, elle avait dû précipitamment quitter son pays avec son mari, Nabil, et leur fille aînée, âgée de quelques mois et abandonner ainsi une vie de privilèges et de luxe. Du fait que sa licence en lettres de l'université de Kaboul n'était pas reconnue à Genève, Nabil dut se contenter d'un petit emploi de vendeur, sa femme contribuant au revenu familial grâce à son rôle de mère d'accueil. C'est ainsi que Tal fut reçu chez rien moins qu'une princesse afghane. Cette femme, d'une grande générosité, accepta sans problèmes le fils d'un ressortissant israélien. Une fois de plus, Ewel y vit le signe d'une évolution positive vers la cohabitation des peuples et des religions à laquelle Tal participerait activement, elle en était convaincue.
Cependant Tal n'était pas un enfant facile. Il ne consentit tout simplement pas à la brusque séparation d'avec sa mère. Bien qu'il passât au maximum quatre heures par jour chez Samira, il lui rendit la vie difficile avec des cris incessants. Après trois semaines, Samira était exaspérée:
- Je n'ai jamais vu un enfant aussi entêté, dit-elle à Yoav et Ewel déconcertés. Je ne pense pas que je vais pouvoir le garder s'il continue ainsi. Rien ne le calme, il refuse de faire la sieste, je ne peux pas le stimuler sans cesse, ni le prendre tout le temps dans mes bras, il est beaucoup trop lourd avec ses onze kilos.
- J'ai une idée! s'exclama Yoav, quand il commence à pleurer, vous m'appelez au bureau, vous lui appliquez le récepteur sur l'oreille, je suis sûr que j'arriverai à le calmer.
- Mais c'est impossible, protesta-t-elle, un bébé ne se laisse pas à apaiser par téléphone.
Malgré son scepticisme, Samira se dit prête à tenter l'expérience; si toutefois Tal ne cessait pas de crier, elle serait obligée de renoncer à le garder. A la grande surprise de tous, la stratégie de Yoav fonctionna à merveille. Chaque fois que c'était nécessaire, le père rassura son fils en lui répétant qu'Ewel viendrait le chercher, que d'ici là, Samira s'occuperait de lui, qu'ils ne l'abandonnaient pas et qu'ils l'aimaient. Plus tard, bien plus tard, la psychologue qui reçut Ewel, Yoav et Naïm dans le Centre d'Etude et de Prévention contre le Suicide leur expliqua que les raisons d'un suicide étaient toujours multiples, un peu comme les nombreux ruisseaux, cours d'eau, gouttes de pluie qui alimentent un lac artificiel dont le barrage finira mystérieusement par se rompre. On ne sait jamais avec certitude quelles gouttes provoqueront la rupture, conclut-elle. La séparation de Tal d'avec sa mère à l'âge de onze mois constitua probablement la première averse qui devait inéluctablement le mener au passage à l'acte.
A mesure que Tal allait mieux, les deux familles se rapprochèrent. Un soir, Samira proposa à Ewel et Yoav de venir goûter des spécialités afghanes. Tal avait finalement accepté de s'assoupir dans le lit pliable au fond du couloir où il faisait parfois de courtes siestes, et les adultes étaient passés à table. Le menu fut délicieux: après les beignets aux légumes et les boulettes de viandes parfumées au curcuma, Samira servit un délicieux poulet Tandoori avec du riz Basmati et du choux farci. Il burent un excellent thé à la coriandre et l'ambiance était cordiale et détendue.
Soudain, au moment du dessert, une terrible explosion arracha les deux familles de leur douce torpeur. La porte d'entrée de l'appartement fut arrachée avec une force surhumaine et un homme de grande corpulence tomba raide mort sur le sol entre le couloir et le salon où ils étaient attablés. Le lit de Tal se trouvait heureusement de l'autre côté du corridor, sans quoi la masse humaine l'aurait écrasé. Sous l'effet de la surprise, personne ne bougea, même pas au moment où le garçonnet se mit à hurler: ils regardaient hébétés le colosse étendu dans l'entrée de la pièce. Du sang commença à couler de sa tête, il ne bronchait pas. La première à se ressaisir fut Samira: elle se leva de table et s'accroupit à côté du cadavre. Elle recommanda à son mari d'appeler immédiatement une ambulance, ce dont il se chargea aussitôt. Puis, elle adressa la parole à l'homme, se mit à taper son visage pour le ramener en vie, mais rien n'y fit. Ewel et Yoav se ressaisirent à leur tour et enjambèrent le corps inanimé pour rejoindre Tal qui continuait à s'égosiller. En tremblant, ils soulevèrent leur petit et essayèrent vainement de trouver des paroles apaisantes, tant ils étaient choqués. Samira continua à parler d'une voix déterminée à l'homme qu'elle semblait avoir reconnu. Puis, elle ordonna quelque chose à son mari en persan qu'Ewel et Yoav ne comprirent pas. Nabil s'exécuta, enjamba la porte d'entrée arrachée de ses gonds et se rendit à l'étage supérieur. Quelques instants plus tard, il revint avec une voisine. A ce moment, un miracle se produisit: quelques mots de la voisine suffirent pour que le mort ressuscite: il commença par se racler la gorge, puis bougea sa tête, ses bras et ses jambes, avant de se tourner sur son flanc, de se relever et de faire quelques pas en titubant. La femme qui devait mesurer trois têtes de moins que lui l'enlaça et l'entraîna hors de l'appartement en direction des escaliers.
Tal continua à pleurer bruyamment, de sorte que ses parents prirent la décision de partir sans tarder. En quittant l'immeuble, ils croisèrent les ambulanciers qu'ils envoyèrent directement au troisième étage. Le lendemain en milieu de journée, lorsque Ewel amena Tal à sa mère de jour, la porte de l'appartement avait été provisoirement réparée. Samira lui fournit un complément d'explications sur les événements du soir: le voisin alcoolique du troisième avait confondu leur appartement avec le sien et, persuadé que sa femme s'était enfermée, il avait défoncé la porte d'entrée. A ce moment, sa tête avait heurté l'armoire à chaussures de l'entrée et il s'était évanoui dans leur salon. Les deux femmes éclatèrent de rire au sujet de cette anecdote grotesque et se moquèrent de leur effroi nocturne. Tal rit également de bon cœur. Pendant toute une année scolaire, il retourna chez Samira, en fait jusqu'au jour où une place en crèche se libéra pour lui. A ce moment, Ewel était déjà enceinte de Naïm.
Une année avant le mémorable voyage Outre-Atlantique, Ewel avait commencé à enseigner l'allemand et l'anglais dans une école supérieure de commerce à raison d'une douzaine d'heures hebdomadaires. Malgré cette faible dotation horaire, elle se retrouva à la tête de cinq classes d'adolescents avec quatre programmes différents; sa charge de travail était assez considérable. Avant la rentrée scolaire de fin août, elle avait vainement cherché une place en crèche pour son petit garçon. Après l'expérience des maisons d'enfants du kibboutz, elle était favorable à la prise en charge collective des petits, persuadée que cela contribuait largement à les socialiser. A sa grande déception, aucune place en institution n'était disponible.
C'est ainsi que Tal se retrouva chez Samira, sa mère de jour. Samira était la fille d'un des cousins du roi afghan Zaher Châh qui avaient contribué à renverser le monarque et avaient pris le pouvoir en 1973. Au début des annnées quatre-vingt, elle avait dû précipitamment quitter son pays avec son mari, Nabil, et leur fille aînée, âgée de quelques mois et abandonner ainsi une vie de privilèges et de luxe. Du fait que sa licence en lettres de l'université de Kaboul n'était pas reconnue à Genève, Nabil dut se contenter d'un petit emploi de vendeur, sa femme contribuant au revenu familial grâce à son rôle de mère d'accueil. C'est ainsi que Tal fut reçu chez rien moins qu'une princesse afghane. Cette femme, d'une grande générosité, accepta sans problèmes le fils d'un ressortissant israélien. Une fois de plus, Ewel y vit le signe d'une évolution positive vers la cohabitation des peuples et des religions à laquelle Tal participerait activement, elle en était convaincue.
Cependant Tal n'était pas un enfant facile. Il ne consentit tout simplement pas à la brusque séparation d'avec sa mère. Bien qu'il passât au maximum quatre heures par jour chez Samira, il lui rendit la vie difficile avec des cris incessants. Après trois semaines, Samira était exaspérée:
- Je n'ai jamais vu un enfant aussi entêté, dit-elle à Yoav et Ewel déconcertés. Je ne pense pas que je vais pouvoir le garder s'il continue ainsi. Rien ne le calme, il refuse de faire la sieste, je ne peux pas le stimuler sans cesse, ni le prendre tout le temps dans mes bras, il est beaucoup trop lourd avec ses onze kilos.
- J'ai une idée! s'exclama Yoav, quand il commence à pleurer, vous m'appelez au bureau, vous lui appliquez le récepteur sur l'oreille, je suis sûr que j'arriverai à le calmer.
- Mais c'est impossible, protesta-t-elle, un bébé ne se laisse pas à apaiser par téléphone.
Malgré son scepticisme, Samira se dit prête à tenter l'expérience; si toutefois Tal ne cessait pas de crier, elle serait obligée de renoncer à le garder. A la grande surprise de tous, la stratégie de Yoav fonctionna à merveille. Chaque fois que c'était nécessaire, le père rassura son fils en lui répétant qu'Ewel viendrait le chercher, que d'ici là, Samira s'occuperait de lui, qu'ils ne l'abandonnaient pas et qu'ils l'aimaient. Plus tard, bien plus tard, la psychologue qui reçut Ewel, Yoav et Naïm dans le Centre d'Etude et de Prévention contre le Suicide leur expliqua que les raisons d'un suicide étaient toujours multiples, un peu comme les nombreux ruisseaux, cours d'eau, gouttes de pluie qui alimentent un lac artificiel dont le barrage finira mystérieusement par se rompre. On ne sait jamais avec certitude quelles gouttes provoqueront la rupture, conclut-elle. La séparation de Tal d'avec sa mère à l'âge de onze mois constitua probablement la première averse qui devait inéluctablement le mener au passage à l'acte.
A mesure que Tal allait mieux, les deux familles se rapprochèrent. Un soir, Samira proposa à Ewel et Yoav de venir goûter des spécialités afghanes. Tal avait finalement accepté de s'assoupir dans le lit pliable au fond du couloir où il faisait parfois de courtes siestes, et les adultes étaient passés à table. Le menu fut délicieux: après les beignets aux légumes et les boulettes de viandes parfumées au curcuma, Samira servit un délicieux poulet Tandoori avec du riz Basmati et du choux farci. Il burent un excellent thé à la coriandre et l'ambiance était cordiale et détendue.
Soudain, au moment du dessert, une terrible explosion arracha les deux familles de leur douce torpeur. La porte d'entrée de l'appartement fut arrachée avec une force surhumaine et un homme de grande corpulence tomba raide mort sur le sol entre le couloir et le salon où ils étaient attablés. Le lit de Tal se trouvait heureusement de l'autre côté du corridor, sans quoi la masse humaine l'aurait écrasé. Sous l'effet de la surprise, personne ne bougea, même pas au moment où le garçonnet se mit à hurler: ils regardaient hébétés le colosse étendu dans l'entrée de la pièce. Du sang commença à couler de sa tête, il ne bronchait pas. La première à se ressaisir fut Samira: elle se leva de table et s'accroupit à côté du cadavre. Elle recommanda à son mari d'appeler immédiatement une ambulance, ce dont il se chargea aussitôt. Puis, elle adressa la parole à l'homme, se mit à taper son visage pour le ramener en vie, mais rien n'y fit. Ewel et Yoav se ressaisirent à leur tour et enjambèrent le corps inanimé pour rejoindre Tal qui continuait à s'égosiller. En tremblant, ils soulevèrent leur petit et essayèrent vainement de trouver des paroles apaisantes, tant ils étaient choqués. Samira continua à parler d'une voix déterminée à l'homme qu'elle semblait avoir reconnu. Puis, elle ordonna quelque chose à son mari en persan qu'Ewel et Yoav ne comprirent pas. Nabil s'exécuta, enjamba la porte d'entrée arrachée de ses gonds et se rendit à l'étage supérieur. Quelques instants plus tard, il revint avec une voisine. A ce moment, un miracle se produisit: quelques mots de la voisine suffirent pour que le mort ressuscite: il commença par se racler la gorge, puis bougea sa tête, ses bras et ses jambes, avant de se tourner sur son flanc, de se relever et de faire quelques pas en titubant. La femme qui devait mesurer trois têtes de moins que lui l'enlaça et l'entraîna hors de l'appartement en direction des escaliers.
Tal continua à pleurer bruyamment, de sorte que ses parents prirent la décision de partir sans tarder. En quittant l'immeuble, ils croisèrent les ambulanciers qu'ils envoyèrent directement au troisième étage. Le lendemain en milieu de journée, lorsque Ewel amena Tal à sa mère de jour, la porte de l'appartement avait été provisoirement réparée. Samira lui fournit un complément d'explications sur les événements du soir: le voisin alcoolique du troisième avait confondu leur appartement avec le sien et, persuadé que sa femme s'était enfermée, il avait défoncé la porte d'entrée. A ce moment, sa tête avait heurté l'armoire à chaussures de l'entrée et il s'était évanoui dans leur salon. Les deux femmes éclatèrent de rire au sujet de cette anecdote grotesque et se moquèrent de leur effroi nocturne. Tal rit également de bon cœur. Pendant toute une année scolaire, il retourna chez Samira, en fait jusqu'au jour où une place en crèche se libéra pour lui. A ce moment, Ewel était déjà enceinte de Naïm.
vendredi 11 décembre 2009
Ce soir, c'est le premier soir de Hanoukah. Il y a quatre ans, Tal a chanté "Maoz tsour yéshouati..." etc. Tal aimait chanter. Il chantait souvent seul dans sa chambre avec sa guitare.
Ce soir, je souhaite à tout le monde un:
Chag ourim saméach!
Je viens d'apprendre que demain, samedi 12 décembre à 14 heures, la chaîne française M6 rediffuse le reportage sur l'isotrétinoïne dans le magazine 66 minutes. Je parlerai plus tard de cette molécule qu'on suspecte jouer un rôle dans les suicides soudains de certains jeunes. En attendant, le documentaire vaut la peine d'être vu.
Ce soir, je souhaite à tout le monde un:
Chag ourim saméach!
Je viens d'apprendre que demain, samedi 12 décembre à 14 heures, la chaîne française M6 rediffuse le reportage sur l'isotrétinoïne dans le magazine 66 minutes. Je parlerai plus tard de cette molécule qu'on suspecte jouer un rôle dans les suicides soudains de certains jeunes. En attendant, le documentaire vaut la peine d'être vu.
jeudi 10 décembre 2009
Voyage aux USA 1990
Chapitre sept
Voyages
Depuis leur première escapade sur les hauteurs du Golan, Ewel et Yoav continuèrent à apprécier et à privilégier les voyages. La naissance de Tal ne devait pas être un obstacle à cette passion. Lorsqu'il eut trois mois, ils se rendirent en Allemagne où Ewel présenta fièrement son enfant à sa famille et à ses amis. Lorsqu'il eut six mois, ils partirent avec un ami en Belgique chez une connaissance et lorsqu'il eut huit mois, ils firent un premier voyage à trois en Israël. Prendre l'avion avec un nourrisson aussi remuant inquiétait un peu les jeunes parents. Comme Tal restait rarement calme pendant plus d'une demi-heure, Ewel décida finalement de l'installer contre son sein pendant toute la durée du vol: quatre heures de tétée! Ce qui ne devait être que du bonheur eut des répercussions insoupçonnées. En effet, Tal souffrirait de graves écœurements en avion. Chaque fois qu'il effectuerait un vol, il aurait au moins une nausée. Même à l'occasion d'un vol de plaisance au-dessus de l'Eifel en 1999, il redescendrait du petit appareil en brandissant un sac en plastique plein de vomi, la seule exception consistant en un tour en avion au-dessus de Marrakech. Vers la fin de sa vie, il apprit qu'avec une forte dose de vitamine C, il pouvait contrôler ces haut-le-cœur handicapants.
Dans le kibboutz de la famille de Yoav, on leur aménagea un bungalow inoccupé où ils purent s'installer pendant les trois semaines que devait durer leur séjour. Chaque fois qu'Ewel le put, elle passa du temps dans le "beit hatinokot", la maison des bébés. C'était une des dernières années où les enfants vivaient et grandissaient dans les maisons communes, car le village communautaire abandonnerait définitivement ce système éducatif particulier, décrié par Bruno Bettelheim. Dès l'âge de six semaines, les nouveau-nés étaient amenés par leurs mères dans la nursery où ils passaient une grande partie de la journée et de la nuit. Cela permettait aux jeunes femmes de reprendre rapidement une activité professionnelle, en principe dans un des secteurs de la communauté. Elles se rendaient au "beit hatinoket" pour allaiter leurs petits ou leur donner à manger et ne les emmenaient avec elles qu'après l'heure de la sieste pour passer l'après-midi en famille. Le soir, vers vingt heures, elles-mêmes ou les pères ramenaient les enfants dans la maison commune où un parent du groupe d'enfants monterait la garde jusqu'au matin.
Ewel, qui n'avait pratiquement aucune expérience de la petite enfance, profita grandement du contact avec les puéricultrices et les autres mères. Ainsi, elle apprit que dès six mois, si l'enfant tient dans la position assise, il peut se nourrir seul, si on le laisse manger avec une cuillère ou directement avec les mains et à condition de ne pas être trop regardant sur la propreté. Cette activité développe son plaisir de se nourrir et sa psychomotricité fine. Elle apprit que les petits n'ont pas forcément besoin de jouets chers et sophistiqués: des cartons remplis de morceaux de tissus, de boîtes d'emballages ou autres objets de récupération inoffensifs peuvent les fasciner pendant de longs moments.
Elle gagna en assurance dans son rôle de mère et admira les progrès de son garçon qui apprit à ramper sur ses pieds en dressant le postérieur le plus haut possible, comme lors de la position de la montagne en yoga. Il apprit à reproduire les cris des animaux auxquels ils rendirent visite dans le petit zoo jouxtant l'école primaire du kibboutz. A huit mois, il imita parfaitement le hennissement des chevaux, le meuglement des vaches, le braiment des ânes, le chant des coqs etc. Ewel ne voyait là rien d'extraordinaire, mais s'amusait de l'application dont Tal faisait preuve.
Plus que tout, elle apprécia la grande tolérance de la société israélienne à l'égard des enfants. Jamais les cris de son fils n'exaspérèrent personne, de sorte qu'elle avait l'impression qu'il se calmait peu à peu. Peut-être était-elle simplement plus sereine? Ses beaux-parents, Sara et Avram, étaient les fiers grand-parents aimants de six petit-fils, à croire que dans la famille, on ne connaissait que la recette pour fabriquer des garçons. Sara aimait répéter que, bientôt, elle aurait le nombre de petits-enfants correspondant à sa fratrie qui avait péri dans les camps allemands. La jeune et dynamique grand-mère accompagnait volontiers Yoav, Ewel et Tal à la plage en contrebas du kibboutz où Tal découvrit les joies du sable et de l'eau de mer qu'il goûta tous deux avec une grimace révulsée. Dix-sept ans plus tard, il reviendrait sur cette plage pratiquement tous les jours avec les adolescents du kibboutz et ses cousins, Ambre, Youwi, Keren et Mor. C'est là qu'il vivrait vraisemblablement les moments les plus insouciants de la dernière année de sa vie.
Un an après le voyage en Israël, la petite famille partit pendant cinq semaines aux Etats-Unis. Un voyage de rêve en mobilhome, planifié par Ewel pendant de longues soirées d'hiver et bien avant l'ère de l'Internet. Un voyage qui devait les mener tous trois de New York à la Nouvelle-Orléans, puis dans l'Utah, l'Idaho et le Wyoming où ils avaient l'intention de découvrir les grands parcs nationaux de Yellowstone, Brice Canyon etc., avant de rejoindre la Californie où Yoav participait à un rassemblement mondial de karaté. Tal avait moins de deux ans et maîtrisait pratiquement deux langues, le français maternel et l'hébreu paternel. Grâce à ses facultés d'imitation, il possédait un vocabulaire étonnamment riche dont sa mère avait consciencieusement noté les progrès dans un petit carnet. Dix jours avant sa mort, dans un atelier d'orientation professionnelle, il écrirait à son propre sujet: "Je possède un vocabulaire assez riche et suis à l'aise dans les conversations intellectuelles. Je sais faire une critique sans être trop blessant."
Ewel avait décidé de ne pas parler allemand à son enfant, parce qu'on l'avait mise en garde contre les troubles que peut susciter le plurilinguisme et qu'elle n'entretenait pas un rapport affectif positif avec sa propre langue maternelle. Dans l'avion qui les menait de New York à la Nouvelle Orléans, Tal s'écria soudain:
- Maman, maman, pourquoi la dame, elle dit toujours "tankyoumiss!" "Tankyoumiss", ça veut dire quoi?
Ewel embrassa son petit garçon:
- Ça veut dire: "merci, madame". C'est de l'anglais Tal, c'est une autre langue que celles que nous parlons.
- Grandma et grandpa parlent allemand, Tal parle français et hébreu et la dame, elle parle anglais. Maman, il y a beaucoup de langues.
- Il en existe encore beaucoup plus, Tal.
A son explication concernant les langues, Tal s'écria:
- Maman, Tal veut parler toutes les langues!
- C'est bien, mon bonhomme! Malheureusement, ce n'est pas possible, tu peux en apprendre un certain nombre, mais pas toutes.
Têtu, Tal continua à répéter qu'il voulait connaître les langues. Plus tard, il réitérerait son envie d'apprendre l'espagnol et l'arabe en plus des quatre langues qu'il connaissait et du latin qu'il étudiait. Dans l'avion pour la Nouvelle-Orléans, son entêtement prit fin lorsqu'il vomit le sandwich qu'il avait grignoté quelques instants plus tôt.
Ce voyage aux USA serait l'un de plus beaux, des plus heureux qu'Ewel eut la chance d'effectuer. Lorsqu'ils arrivèrent à NewYork après la tombée de la nuit, en traversant le pont de Brooklyn, l'imposante silhouette de Manhattan se dressait devant eux, illuminée par les milliers de fenêtres des gratte-ciel. Ewel souleva Tal pour qu'il puisse admirer cet étonnant spectacle:
- Regarde, Tal, là, c'est New York! s'exclama-t-elle, émerveillée, subjuguée par les émotions.
Quelques mois plus tard, lors d'une promenade tardive au-dessus du village suisse de Loèche-les-Bains, alors que la nuit était tombée et que les lampes s'allumaient en contrebas, Tal s'exclama à son tour:
- Regarde, maman, là, c'est New York!
Alors qu'ils roulaient pendant de longues heures sur les routes américaines, Tal se retirait sous la table du mobilhome et s'endormait. Il n'avait jamais été aussi calme, aussi adorable. Le seul inconvénient était que dès que Yoav ou Ewel arrêtaient le moteur, fatigués d'avoir tant conduit, leur petit bonhomme émergeait de sous sa table, en pleine forme, avide de faire des découvertes.
Depuis leur première escapade sur les hauteurs du Golan, Ewel et Yoav continuèrent à apprécier et à privilégier les voyages. La naissance de Tal ne devait pas être un obstacle à cette passion. Lorsqu'il eut trois mois, ils se rendirent en Allemagne où Ewel présenta fièrement son enfant à sa famille et à ses amis. Lorsqu'il eut six mois, ils partirent avec un ami en Belgique chez une connaissance et lorsqu'il eut huit mois, ils firent un premier voyage à trois en Israël. Prendre l'avion avec un nourrisson aussi remuant inquiétait un peu les jeunes parents. Comme Tal restait rarement calme pendant plus d'une demi-heure, Ewel décida finalement de l'installer contre son sein pendant toute la durée du vol: quatre heures de tétée! Ce qui ne devait être que du bonheur eut des répercussions insoupçonnées. En effet, Tal souffrirait de graves écœurements en avion. Chaque fois qu'il effectuerait un vol, il aurait au moins une nausée. Même à l'occasion d'un vol de plaisance au-dessus de l'Eifel en 1999, il redescendrait du petit appareil en brandissant un sac en plastique plein de vomi, la seule exception consistant en un tour en avion au-dessus de Marrakech. Vers la fin de sa vie, il apprit qu'avec une forte dose de vitamine C, il pouvait contrôler ces haut-le-cœur handicapants.
Dans le kibboutz de la famille de Yoav, on leur aménagea un bungalow inoccupé où ils purent s'installer pendant les trois semaines que devait durer leur séjour. Chaque fois qu'Ewel le put, elle passa du temps dans le "beit hatinokot", la maison des bébés. C'était une des dernières années où les enfants vivaient et grandissaient dans les maisons communes, car le village communautaire abandonnerait définitivement ce système éducatif particulier, décrié par Bruno Bettelheim. Dès l'âge de six semaines, les nouveau-nés étaient amenés par leurs mères dans la nursery où ils passaient une grande partie de la journée et de la nuit. Cela permettait aux jeunes femmes de reprendre rapidement une activité professionnelle, en principe dans un des secteurs de la communauté. Elles se rendaient au "beit hatinoket" pour allaiter leurs petits ou leur donner à manger et ne les emmenaient avec elles qu'après l'heure de la sieste pour passer l'après-midi en famille. Le soir, vers vingt heures, elles-mêmes ou les pères ramenaient les enfants dans la maison commune où un parent du groupe d'enfants monterait la garde jusqu'au matin.
Ewel, qui n'avait pratiquement aucune expérience de la petite enfance, profita grandement du contact avec les puéricultrices et les autres mères. Ainsi, elle apprit que dès six mois, si l'enfant tient dans la position assise, il peut se nourrir seul, si on le laisse manger avec une cuillère ou directement avec les mains et à condition de ne pas être trop regardant sur la propreté. Cette activité développe son plaisir de se nourrir et sa psychomotricité fine. Elle apprit que les petits n'ont pas forcément besoin de jouets chers et sophistiqués: des cartons remplis de morceaux de tissus, de boîtes d'emballages ou autres objets de récupération inoffensifs peuvent les fasciner pendant de longs moments.
Elle gagna en assurance dans son rôle de mère et admira les progrès de son garçon qui apprit à ramper sur ses pieds en dressant le postérieur le plus haut possible, comme lors de la position de la montagne en yoga. Il apprit à reproduire les cris des animaux auxquels ils rendirent visite dans le petit zoo jouxtant l'école primaire du kibboutz. A huit mois, il imita parfaitement le hennissement des chevaux, le meuglement des vaches, le braiment des ânes, le chant des coqs etc. Ewel ne voyait là rien d'extraordinaire, mais s'amusait de l'application dont Tal faisait preuve.
Plus que tout, elle apprécia la grande tolérance de la société israélienne à l'égard des enfants. Jamais les cris de son fils n'exaspérèrent personne, de sorte qu'elle avait l'impression qu'il se calmait peu à peu. Peut-être était-elle simplement plus sereine? Ses beaux-parents, Sara et Avram, étaient les fiers grand-parents aimants de six petit-fils, à croire que dans la famille, on ne connaissait que la recette pour fabriquer des garçons. Sara aimait répéter que, bientôt, elle aurait le nombre de petits-enfants correspondant à sa fratrie qui avait péri dans les camps allemands. La jeune et dynamique grand-mère accompagnait volontiers Yoav, Ewel et Tal à la plage en contrebas du kibboutz où Tal découvrit les joies du sable et de l'eau de mer qu'il goûta tous deux avec une grimace révulsée. Dix-sept ans plus tard, il reviendrait sur cette plage pratiquement tous les jours avec les adolescents du kibboutz et ses cousins, Ambre, Youwi, Keren et Mor. C'est là qu'il vivrait vraisemblablement les moments les plus insouciants de la dernière année de sa vie.
Un an après le voyage en Israël, la petite famille partit pendant cinq semaines aux Etats-Unis. Un voyage de rêve en mobilhome, planifié par Ewel pendant de longues soirées d'hiver et bien avant l'ère de l'Internet. Un voyage qui devait les mener tous trois de New York à la Nouvelle-Orléans, puis dans l'Utah, l'Idaho et le Wyoming où ils avaient l'intention de découvrir les grands parcs nationaux de Yellowstone, Brice Canyon etc., avant de rejoindre la Californie où Yoav participait à un rassemblement mondial de karaté. Tal avait moins de deux ans et maîtrisait pratiquement deux langues, le français maternel et l'hébreu paternel. Grâce à ses facultés d'imitation, il possédait un vocabulaire étonnamment riche dont sa mère avait consciencieusement noté les progrès dans un petit carnet. Dix jours avant sa mort, dans un atelier d'orientation professionnelle, il écrirait à son propre sujet: "Je possède un vocabulaire assez riche et suis à l'aise dans les conversations intellectuelles. Je sais faire une critique sans être trop blessant."
Ewel avait décidé de ne pas parler allemand à son enfant, parce qu'on l'avait mise en garde contre les troubles que peut susciter le plurilinguisme et qu'elle n'entretenait pas un rapport affectif positif avec sa propre langue maternelle. Dans l'avion qui les menait de New York à la Nouvelle Orléans, Tal s'écria soudain:
- Maman, maman, pourquoi la dame, elle dit toujours "tankyoumiss!" "Tankyoumiss", ça veut dire quoi?
Ewel embrassa son petit garçon:
- Ça veut dire: "merci, madame". C'est de l'anglais Tal, c'est une autre langue que celles que nous parlons.
- Grandma et grandpa parlent allemand, Tal parle français et hébreu et la dame, elle parle anglais. Maman, il y a beaucoup de langues.
- Il en existe encore beaucoup plus, Tal.
A son explication concernant les langues, Tal s'écria:
- Maman, Tal veut parler toutes les langues!
- C'est bien, mon bonhomme! Malheureusement, ce n'est pas possible, tu peux en apprendre un certain nombre, mais pas toutes.
Têtu, Tal continua à répéter qu'il voulait connaître les langues. Plus tard, il réitérerait son envie d'apprendre l'espagnol et l'arabe en plus des quatre langues qu'il connaissait et du latin qu'il étudiait. Dans l'avion pour la Nouvelle-Orléans, son entêtement prit fin lorsqu'il vomit le sandwich qu'il avait grignoté quelques instants plus tôt.
Ce voyage aux USA serait l'un de plus beaux, des plus heureux qu'Ewel eut la chance d'effectuer. Lorsqu'ils arrivèrent à NewYork après la tombée de la nuit, en traversant le pont de Brooklyn, l'imposante silhouette de Manhattan se dressait devant eux, illuminée par les milliers de fenêtres des gratte-ciel. Ewel souleva Tal pour qu'il puisse admirer cet étonnant spectacle:
- Regarde, Tal, là, c'est New York! s'exclama-t-elle, émerveillée, subjuguée par les émotions.
Quelques mois plus tard, lors d'une promenade tardive au-dessus du village suisse de Loèche-les-Bains, alors que la nuit était tombée et que les lampes s'allumaient en contrebas, Tal s'exclama à son tour:
- Regarde, maman, là, c'est New York!
Alors qu'ils roulaient pendant de longues heures sur les routes américaines, Tal se retirait sous la table du mobilhome et s'endormait. Il n'avait jamais été aussi calme, aussi adorable. Le seul inconvénient était que dès que Yoav ou Ewel arrêtaient le moteur, fatigués d'avoir tant conduit, leur petit bonhomme émergeait de sous sa table, en pleine forme, avide de faire des découvertes.
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