dimanche 31 janvier 2010

Chapitre vingt-six (suite)

Extra-muros II
 
A son retour, Tal rédigea un rapport qu’il ne montra jamais à Ewel de son vivant :

« Dans le cadre de mon extra-muros, j’ai eu l’occasion de pouvoir effectuer un séjour de trois mois au Canada, dans le but avoué d’approfondir mes maigrelettes notions de la langue de ce grand dramaturge qu’est William Shakespeare, tragiquement décédé le jour de son propre anniversaire. Aidé dans cette réjouissante entreprise par le Centre de séjours à l’étranger, qui par un hasard extraordinaire porte un nom merveilleusement idoine, sinon florissant d’originalité, je me suis donc rendu, via British Airways, d’abord à Toronto, Ontario, puis sans transition à Peterborough (Ontario toujours). Là, j’ai fait la connaissance de la charmante et chaleureuse famille M., famille ouverte s’il en est : je devais être le vingt-huitième hôte qu’ils accueillaient, en plus d’héberger deux personnes atteintes de troubles mentaux.

Le surlendemain, j’ai entamé ma période de scolarité anglophone à PCVS, pour Peterborough Collegiate Vocational School. Et je dois ici confesser que, comparé à cet imposant bâtiment aux escaliers de marbre et aux toitures verdies par le carbonate de cuivre, notre pauvre amas de planches vermoulues que l’on appelle lycée S., pourtant de plus d’un siècle son cadet, fait pâle figure. A PCVS, nul embarras pour se trouver un casier, les enseignants viennent en kilt ou encore sont les sosies de Bruce Willis, et les élèves s’investissent dans la vie scolaire avec un entrain qui, de par nos longitudes, relève de l’utopie. Arrêtons ici la liste des indéniables avantages de cette école pour ne pas heurter nos estimés doyens ; il est à noter que le système scolaire canadien est sujet à un grave défaut : l’horaire est rigoureusement identique pour les cinq jours de la semaine. Dans mon cas par exemple, la journée débutait par la chimie, se poursuivait avec l’anglais, déjeuner, puis anthropologie/sociologie/psychologie, et enfin physique ; et ce, pendant cinq jours consécutifs.

D’un point de vue sociologique ainsi que d’apprentissage de la langue, ce séjour a été fort intéressant. Peterborough est une petite ville nord-américaine typique, d’une manière presque stéréotypée. En dehors du centre-ville, la quasi-totalité des édifices sont presque uniquement en bois, et ce ne sont que de petites maisons individuelles à perte de vue (je me suis d’ailleurs égaré plus d’une fois). Les distances sont immenses, et il n’y a pas lieu de s’étonner de ce que de nombreux camarades de 16-17 ans se déplacent en voiture. La nature est très présente, en particulier la faune, surprenante en milieu urbain : des écureuils gambadent un peu partout, les ratons-laveurs ne sont pas rares, on aperçoit des biches à proximité immédiate de la ville, et j’ai croisé à maintes reprises de nocturnes putois (étant donné que même un bain de sauce tomate peine à éloigner leur pestilence en cas d’aspergement, je n’en menais pas large).

Les habitudes alimentaires étaient également un point qui soulevait ma curiosité. On m’avait prédit que je prendrais au Canada un certain nombre de kilos ; curieusement ce nombre a été négatif. Et pourtant ce n’est pas faute d’avoir abusé de demi-douzaines de donuts chez Tim Horton’s, la chaîne nationale en la matière, ni de sodas infects au goût de visite chez le dentiste, ou encore de bonbons gélifiés, fort piteux placebo de nos Haribos européens. Ma mère d’accueil se trouvait être une excellente cuisinière, même si ses plats étaient effectivement copieux et particulièrement riches en féculents, protéines et autres lipides. Signalons encore que le fast-food est une véritable culture là-bas : alors qu’ici on est en peine d’échapper à l’hégémonie de McDonald’s dans ce domaine, on trouve au Canada pléthore de chaînes du même genre.

Peterborough est une petite ville. Il ne s’y passe pas toujours quoi que ce soit qui puisse être jugé digne d’intérêt, surtout quand on sait que boire un quelconque breuvage alcoolisé sous l’âge de 19 ans est passible de l’extradition avec interdiction de séjour prolongée (ceci est à peine en dessus de la vérité), en conséquence de quoi je bois désormais du café. Cette contrainte est la même pour le tabac. En revanche, j’ai été surpris en ce qui concerne le cannabis. En Suisse et dans mon entourage, je suis témoin d’un laxisme des autorités et d’une banalisation assez poussée de cette substance somme toute illicite. Je m’imaginais qu’au Canada ladite substance serait fortement interdite, voire même diabolisée ; il n’en est rien. La situation semble identique, hormis de menus détails de prix par exemple. Bref, après cette
digression sur les substances psychoactives, revenons aux loisirs. Pour s’occuper à Peterborough, le cinéma est une bonne idée, bon marché de surcroît. Les Canadiens regardent d’ailleurs beaucoup la télévision, pour autant que j’aie pu en juger. Ce calme relatif a cependant été bénéfique, notamment à mon apprentissage (fort humble) de la guitare. Une exception de taille cependant, et saluons ici l’excellent investissement musical de la jeunesse canadienne : j’ai eu le privilège incommensurable d’assister à un concert donné dans un café fort sympathique par deux bons groupes constitués à 90% de camarades de ma classe de physique. On y a eu droit entre des compositions originales à de jouissives reprises de Herbie Hancock et de Weather Report, et à la contribution en « special guest » d’un cinéaste du cours d’Anglais, maîtrisant le vibraslap et les vocalises pour le moins avant-gardistes.

Venons-en maintenant à l’évolution de mon niveau d’Anglais. Je ne me suis pas rendu compte pendant la durée de ce séjour d’une quelconque amélioration, appliqué que j’étais à m’escrimer avec l’expression orale en cette langue de Saxons, de Frisons et autres Angles. Au terme de ce séjour cependant, j’ai pris conscience d’une réelle augmentation au niveau notamment du vocabulaire, de la conversation et de la compréhension. J’ai même été plus ou moins capable de décrypter l’Anglais mâtiné d’accent italien de Don Corleone dans le Parrain (l’étape suivante étant l’accent écossais dans Braveheart). Il faut cependant noter que l’intensité de la facette linguistique de ce séjour a été édulcorée par le fait que j’étais accompagné par quatre jeunes genevoises qui constituaient ainsi un perfide détournement du but premier de l’extra-muros en question.

Je recommande en conclusion hautement le Canada à toute personne intéressée par un séjour linguistique anglophone. J’ai sans doute eu de la chance, mais cette expérience soulève un enthousiasme populaire indescriptible en mon for intérieur. »

samedi 30 janvier 2010

Chapitre vingt-six


Extra-muros (I)

De:         Ewel K.
Envoyé:     Mardi 29 mars 05 18:30
A :         'Tal K.'
Objet:        Arrivée au Canada

Cher Tal,
Je suis désolée pour toi. Le vol a dû être un vrai calvaire: vomir 7 fois! Nous aurions dû prendre les mesures que grandpa nous a proposées. Comment vas-tu à présent? Comment te sens-tu dans la famille M.? Ecris-nous!
Bisous, maman

De:         Ewel K.
Envoyé:     Jeudi 31 mars 05 10:20
A :         'Tal K.'
Objet:        De maman

Talisman,
Comment ça va? No news, good news, comme on dit! Comment se sont passées tes premières journées à l'école? Est-ce que tu te débrouilles en anglais? Je serais contente de recevoir quelques nouvelles de ta part. Alors que tu vas à l'école, Naïm passe de bonnes vacances paresseuses, moi aussi d'ailleurs.
A très bientôt, maman

De:        Ewel K.
Envoyé:     Mardi 5 avril 05 12:40
A :         'Harry M.'
Objet:        Tal

Hi Harry,
It's good to hear from you and that both of you seem to get along well. We know that Tal's addicted to drumming. Hopefully, he won't disturb the whole family. Please tell us, why Tal doesn't write nor answers any mails. Best regards to everybody, Ewel (Cela fait plaisir d'avoir de tes nouvelles, d'apprendre que tous les deux vous semblez bien vous entendre. Nous savons que Tal est accro à la batterie. Espérons qu'il ne dérange pas toute la famille. Dis-nous s’il te plaît pourquoi Tal n'écrit pas et ne répond à aucun courriel. Meilleures salutations.)

De:         Tal K.
Envoyé:     Mercredi 20 avril 05 21:41
A :         'K.'
Objet:        Double pédale

Bonjour/soir/nuit tout le monde,
Message pour Naïm et Yoav: j'ai commandé une double pédale en précisant que je l'achèterai seulement si ça tourne autour des 450,-. Elle devrait arriver dans deux semaines.
Bye, Tal

De:         Yoav K.
Envoyé:     Mercredi 20 avril 05 22:35
A :         'Tal K.'
Objet:        RE: Double pédale

Tal,
Ani lo yodéa lama ata mémaher liknot dvarim yakarim achshav. Ma taasé im ignevou o shézé itkalkel? Im ata tzarich késéf tagid lanou! Saper kzat al Kanada! Dash mi aba (Je ne sais pas pourquoi tu es pressé d'acheter des objets chers maintenant. Que feras-tu si on te les vole ou s'ils s'abîment? Si tu as besoin d'argent, informe-nous! Parle-nous un peu du Canada! Salutations de papa)

De:         Ewel K.
Envoyé:     Lundi 25 avril 05 12:39
A :         'Tal K.'
Objet:        Salut mon bonhomme

Cher Tal,
Sans nouvelles de ta part, j'ai envie de te parler d'un problème professionnel: Tu sais que cette année j'assume la maîtrise d'une classe très hétéroclite. Jeudi dernier, j'interpelle un élève à cause d'absences non excusées. Lorsqu'il s'approche, j'aperçois un insigne qui ressemble à s'y méprendre à une croix gammée. De fil en aiguille, il m'avoue qu'il fait partie d'un groupe d'extrême droite. Ses parents ignorent son engagement politique et croient les mensonges qu'il leur raconte, p.ex., suite à une bagarre, il était venu en classe avec un œil au beurre noir et sa mère m'a affirmé qu'il était tombé sur le coin d'une table.
Du coup, je ne sais pas quelle attitude adopter. Dois-je informer les parents, ouvrir un débat en classe, faire appel à une aide extérieure? A cause de l'histoire de notre propre famille, je ne peux pas accepter les dérives de mon élève.
Comment vas-tu? Comment va la famille M.? Comment se portent les autres élèves genevoises? Est-ce que tu as pensé à Pessach? J'attends avec impatience un mail de ta part!
Bye bye, maman

De:         Tal K.
Envoyé:     Lundi 25 avril 05 22:26
A :         'K.'
Objet:        RE: Salut mon bonhomme

Hello Maman,
Je sais pas, pour ton élève dextre aime droite, c'est malheureusement pas illégal du moment qu'il ne fait ou dit pas des "trucs racistes". S’il te plaît, ne cherche pas d'ennuis avec ces énergumènes douteux.
Sinon tout va bien. J'ai passé Pessach à jouer de la guitare (et à chanter des chants profanes en plus). Les Genevoises vont bien, il y a une deuxième élève de ton lycée qui est arrivée aujourd'hui, mais je ne crois pas que tu l'aies eue comme élève.
Allez, à bientôt, Tal

Coucou Naïm,
Je t'ai dit que j'ai commandé la double pédale dans un magasin à Toronto. Je vais voir si la mère de mon voisin en classe de physique, qui est batteur (le voisin, pas la mère), qui travaille à Toronto (la mère, pas le voisin), pourrait la chercher (la pédale, pas la mère, ni le voisin).
Ok, à +, Tal

De:         Ewel K.
Envoyé:     Mardi 26 avril 05 18:40
A :         'Tal K.'
Objet:        De maman

Cher Tal,
Comment s'appelle la nouvelle élève genevoise qui est arrivée? En parlant avec des connaissances, j'apprends que beaucoup de jeunes ont fait l'expérience d'un séjour linguistique au Canada… En fait, ce sont toutes des filles!
Comment te sens-tu? Tu t'es mis à la guitare? Ça va être ton prochain investissement? Vendredi, c'est le concert annuel de l'Harmonie, Naïm doit assurer. Dans quelques jours, c'est l'anniversaire de grandpa: si tu pouvais lui écrire quelques lignes, ce serait super.
Voilà bonhomme, bisous de maman


De:         Ewel K.
Envoyé:     Lundi 2 mai 05 21:52
A :         'Tal K.'
Objet:        De maman

Cher Tal,
Quand on me demande comment va Tal, que fait-il? Je réponds: il fait de la batterie, joue de la guitare et va à l'école. Alors, on me repartit: mais comment se sent-il, a-t-il de nouveaux copains, comment est sa famille d'accueil, sort-il, comment est l'enseignement au Canada, vous envoie-t-il des photos? Je réponds: je n'en sais rien, rien du tout. Je pense que ce serait un minimum que de t'installer un quart d'heure devant ton ordinateur et de nous tracer un portrait des gens qui t'entourent, de nous parler de tes cours et des week-ends que tu passes.
Je te donne un exemple:
Samedi soir, nous étions chez Diane et Mani. Tina avait invité un copain malentendant. Il s'appelle François, a seize ans et va en neuvième année. Il a été oralisé, mais lorsqu'il parle, on ne comprend pratiquement rien. Par contre, il est drôle, bourré d'humour. Il nous a tous fait rire avec ses gestes et mimiques. Nous l'avons ramené chez lui dans sa magnifique maison de l'autre côté du canton.
Dimanche, grandma et grandpa sont venus chez nous. Grandpa était content des messages que tu lui a envoyés: il a un souci de santé, sa jambe lui fait très mal.
Aujourd'hui nous avons passé chez le notaire: le chantier ne commencera vraisemblablement qu'en juin au rythme auquel vont les choses.
Voilà, c'est ton tour de m'écrire, pas en style télégraphique, ni en codes chiffrés si possible.
Bisous, maman

De:         Ewel K.
Envoyé:     Jeudi 5 mai 05 11:27
A :         'Tal K.'
Objet:        Anniversaire de Naïm

Hello Talisman,
Aujourd'hui c'est le 5.5.05.! Une belle date pour un anniversaire qui coïncide avec l'Ascension. Or, ce n'est pas une journée réjouissante: aujourd'hui on commémore la Shoah, il pleut et surtout, surtout… Kratze a été endormi hier. La petite Inès est restée stoïque en public, mais a beaucoup pleuré. Elle est allée avec ses parents chez le vétérinaire et a noté l'heure et la date de la mort de Kratze sur un bout de papier. Puis toute la famille l'a enterré dans le jardin où il repose à présent, proche de nous, comme il l'a toujours été. Le plus surprenant, c'est Félix: il n'arrête pas de tourner en rond et de miauler. On doit tous faire le deuil de cet ami qui nous a quittés.
Naïm ne veut pas faire de fête cette année: ce soir nous sommes invités chez grandma. En guise de gâteau, Naïm a voulu un tiramisù.
J'espère que tu vas bien, que tu ne seras pas trop attristé par ma mauvaise nouvelle. J'attends toujours ta longue lettre; je t'embrasse, maman

De:         Ewel K.
Envoyé:     Dimanche 8 mai 05 19:05
A :         'Tal K.'
Objet:        Ton téléphone

Cher Tal,
C'était très sympa de t'entendre au téléphone: tu as fait très plaisir à Naïm. Vendredi, j'ai rencontré l'architecte. Il coupe de plus en plus les prestations, ça commence à devenir agaçant! Il y a un problème de canalisations qui risque de causer encore du retard. Enfin, il veut peindre la maison en rouge: tu imagines! On n'est pas sorti de l'auberge, les vrais soucis ne font que commencer!
Ton appel téléphonique ne te dispense pas de ta lettre!
Bisous et bonne semaine, maman

De:         Ewel K.
Envoyé:     Vendredi 20 mai 05 12:39
A :         'Tal K.'
Objet:        News?

Talisman,
Il paraît que tu es l'ange gardien d'Emmanuelle qui est au Canada avec toi. Que s'est-il passé? Peux-tu me le raconter? Que se passe-t-il de toutes façons?
Je t'embrasse, maman

De:         Daniel Z.
Envoyé:     Jeudi 2 juin 05 05:34
A :         'Tal K.'
Objet:       

Salut l'autiste!
Tu joues à la tombe? Tchô, Daniel

De:         Tal K.
Envoyé:     Vendredi 3 juin 05 05:34
A :         'K.'
Objet:        Hello

Hello tout le monde,
Ça va en Suisse? Les travaux commencent enfin? T'es pas trop débordée, maman? Hier on était au cinéma et on a vu deux films de suite. L'un se passait à Santorin par moments, mais sans Schwarzenegger.
Ce week-end je vais m'arranger pour aller à Toronto, et ensuite chez vos amis Carl et Lisa à Niagara. Ça va être sympa!
Je suis en train de me dire que j'aimerais bien rester ici plus longtemps. Trois mois, c'est une période pourrie, parce que, après deux mois, on commence à connaître les gens et hop, il faut partir. Pffff!
Enfin, je suis quand même content de vous voir bientôt! Tal


De:         Cali
Envoyé:     Lundi 6 juin 05 19:18
A :         'K.'
Objet:        Hello from Niagara

Ewel and Yoav,
This is just a quick note to say we saw Tal this past weekend. Too bad he could not spend more time and had to be back in school today.
Tal is a very thoughtful, mature and responsible young man … you should be proud, he's a nice boy! Regards, Carl and Lisa  (Juste quelques mots pour vous dire que nous avons vu Tal le week-end dernier. Dommage qu'il n'ait pas pu rester plus longtemps, mais il devait retourner à l'école aujourd'hui. Tal est un jeune homme réfléchi, mûr et responsable… vous pouvez être fiers de lui, c'est un garçon super! Salutations, Carl et Lisa)

De:         Ewel K.
Envoyé:     Mercredi 8 juin 05 08:20
A :         'Tal K.'
Objet:        Après ton téléphone

Cher Tal,
Nous étions contents de ton téléphone hier soir. Contents également d'apprendre que tu vas très bien. Comme ton retour à la maison se rapproche, j'aimerais te donner quelques petits conseils.
Tout d'abord, pour remercier la famille M., tu devrais leur acheter un grand bouquet de fleurs ou un objet pour leur fast food (une horloge, un tableau mural p.ex.). Si tu manques d'argent, on t'en donnera.
Ensuite, pour que tu ne souffres pas trop pendant le vol, va à la pharmacie et demande un médicament contre le mal de voyage en expliquant de quoi tu souffres. Achète-toi de la vitamine C et des bonbons à sucer très concentrés en vitamine C!
Tu n'as pas besoin de nous apporter de cadeaux. Naïm a reçu une douzaine de t-shirts ce printemps: pour son anniversaire, de ses amis, de la famille israélienne etc.
C'est vrai que tu devras te réhabituer à vivre avec nous. Il y aura probablement un peu moins de libertés qu'au Canada. Par contre, tu ne seras pas trop envahi par notre présence: le 3 juillet, Naïm part en Israël et j'accompagne un groupe d'élèves à Dublin pendant une semaine. Il faudra réfléchir à ce que tu feras au mois de juillet, Yoav n'ayant pas eu de nouvelles pour un éventuel job d'été.
Bisous et à bientôt, maman

vendredi 29 janvier 2010

Grand-mère

Il y a deux jours, le mercredi 27 janvier était le jour de la commémoration de la Shoah. Je propose l'histoire de ma belle-mère que j'avais également écrite pour le livre inédit. Une amie m'a dit qu'elle ne supportait pas deux types de lectures, les histoires déprimantes et les histoires en rapport avec la Shoah... Une autre connaissance m'a signalé que les digressions dans la biographie de Tal étaient un peu ennuyeuses. En espérant de ne pas décourager mes lecteurs par cette nouvelle parenthèse, voici l'histoire de la grand-mère de Tal:

Au début des années vingt, la marieuse des juifs de Szatmár présenta Frida Stern, fille de Salomon Stern et Sara Zins de Satoraljaujhely, à Katalin Frenkel, née Goldstein, la veuve d'Elias. La belle jeune fille aux yeux mauves plut immédiatement à la mère de Samuel qui la proposa à son fils unique. Le mariage fut célébré en 1926, un an plus tard naquit Katalin la sœur aînée de Regina, la seule que Sara se rappelait avec certitude: à dix-sept ans, Kata devait avoir un fiancé, car Sara raconterait que le jeune homme avait été déporté avec sa famille.

Après la naissance de la mère de Yoav naquirent cinq autres enfants que Frida élevait d'une poigne de fer. Samuel passait une grande partie de ses journées dans son commerce, une sorte de droguerie où il se chargeait également de vendre et d'exporter du vin. Il devait être assez habile en affaires; en tout cas, Frida se rendit de temps à autre en cure thermale, probablement pour se remettre de ses fréquents accouchements. Un jour, elle emmena sa fille Regina qui fut éblouie par l'élégance des curistes, la magnificence des hôtels et des bains.

Au printemps 1944, toute la famille fut sommée de se rendre dans la ville de Satoraljaujhely où tous les Juifs de la région furent emprisonnés pendant un mois dans le ghetto de la ville. C'est de là que peu après le quinzième anniversaire de Regina-Sara, des trains les emmenèrent à Auschwitz: le voyage dans les wagons à bestiaux dura plusieurs jours et nuits, malgré la relative proximité géographique des lieux.

A leur arrivée dans les camps, Sara observa que sa mère et ses jeunes frères et sœurs furent immédiatement emmenés en rang vers les lointaines chambres à gaz, là où s'élevaient les fumées des fours crématoires. Elle vit son père rejoindre un groupe d'hommes, alors qu'elle-même, Kata et Lenke, sa sœur cadette, furent dirigées vers les blocs des femmes où on les rasa et où on lui marqua l'avant-bras gauche d'un numéro indélébile A-6223.

Sara passa l'été et l'automne à Birkenau/Auschwitz, puis, en janvier 45, elle fut hissée en compagnie de ses deux sœurs sur un camion et débarquée, après quelques pénibles journées de voyage dans le froid, la souffrance et la faim dans un camp de travail du nom de Weisswasser en actuelle Tchéquie. Là, elle dut contribuer à alimenter la machine de guerre allemande dans une usine d'armements affiliée à l'entreprise Telefunken, tandis que les rotations des équipes ouvrières excédaient douze heures d'affilée. A quinze ans et demi, ce travail d'esclave l'usa, de sorte qu'au printemps 1945, lorsque les troupes russes délivrèrent le camp de travail, on la retrouva mourante, ravagée par le paratyphus. A la différence de ses deux sœurs, elle survivrait à sa grave maladie.

Lorsque par miracle elle revint à elle, une seule idée la tarauda: retourner à Tolscva à la recherche de son père. Elle se mit en route avec deux autres femmes, tantôt à pied, tantôt sur des véhicules de fortune qui acceptèrent de les emmener, tantôt en train. Elle finit par arriver à Budapest où une organisation sioniste, la Shomère Hatzaïr, récupérait les orphelins rescapés. Elle obtint l'autorisation de partir quelques jours à Tolscva. Dans le train, elle reconnut des voisins juifs rescapés des camps et les interrogea sur le sort de Samuel. C'est ainsi qu'elle apprit qu'il était mort peu de temps avant la libération des camps.

Plus tard, dans la même journée, Sara eut un nouveau choc en découvrant la maison familiale occupée par leurs anciens voisins paysans. Lorsqu'ils reconnurent avec effroi la petite Regina Frenkel, ils voulurent l'inviter, mais l'adolescente avait déjà rebroussé chemin. Elle rejoignit le groupe sioniste, car elle savait désormais qu'elle n'avait plus sa place en Hongrie: on lui avait tout pris, spoliée de tout. Quant à elle, elle décida de vivre: elle honorerait le souvenir de sa famille par sa survie.

jeudi 28 janvier 2010

Chapitre vingt-cinq


Hongrie

Depuis des années, Yoav souhaitait entreprendre un voyage qui le ramènerait sur les traces de sa famille disparue en 1944. Pendant les vacances d'été 2005, il arriva enfin à convaincre sa famille de l'accompagner en Hongrie. Avant d'entreprendre leur périple au nord-est du pays, ils avaient loué un petit appartement dans un agréable quartier résidentiel surplombant Buda et passèrent quelques journées plaisantes dans la capitale. Le seul à ne pas vraiment apprécier le programme des visites fut Naïm que "tout gonflait" du haut de ses quatorze ans. Selon les situations, Tal usa de son talent de diplomate ou de tyran pour convaincre son frère de participer aux excursions quotidiennes. A contrecœur, en ronchonnant, Naïm finit par suivre sa famille dans les nombreux musées et monuments historiques, dans le quartier juif et la synagogue de la ville. Tout comme pendant leur tour de Suisse, Yoav et Ewel durent sans cesse organiser des pauses glace ou des moments de détente dans les bains thermaux de la capitale magyare pour motiver leur cadet.

Tal, comme à son habitude, se montra curieux, ouvert et intéressé. En quelques jours, il maîtrisa le vocabulaire de base du touriste de passage. Avec un grand sourire, il répétait inlassablement les termes hongrois qu'il captait dans la rue comme "sárga barack fagylalt", glace aux abricots ou "noí fodrász es férfi fodrász", coiffeur pour hommes et femmes. Le sens de son nom en hongrois provoqua chez lui un éclat de rire franc, Tal signifiant "plat" ou "assiette". Il conclut qu'il valait mieux s'appeler assiette que Ferenc, le nom de chaque deuxième Hongrois qu'ils croisèrent sur leur chemin. Avec son humour habituel, il rappela à l'occasion que dans la plupart des langues qu'il connaissait, son nom avait une signification: "das Tal" en allemand, "qué tal" en espagnol ou "tall" en anglais. Or, Tal ne révéla jamais ce qu'il pensait vraiment de son nom.

Après d'agréables journées dans la capitale, Yoav loua une voiture pour entreprendre le voyage qui devait les mener à Tolscva, un village dans la région du fameux vin Tokaj. Dans cette contrée vivaient avant la guerre les Juifs de Szatmár, des orthodoxes dans la lignée des Hassidim (courant religieux du Judaïsme né en Europe de l'Est parmi les Juifs ashkénazes), dont Sara était issue. En chemin, ils s'arrêtèrent pour visiter des lieux touristiques comme Eger ou pour faire quelques escapades et courses pédestres dans la chaîne sud des Carpates. Alors qu'Ewel avait toujours imaginé le pays de Dracula et des vampires comme un paysage de montagnes arides, de ravins et de gorges profondes et dangereuses, elle fut surprise de la douceur des collines recouvertes de forêts et de cépages qui s'étendaient à perte de vue.

A Tolscva, tous quatre descendirent dans l'unique auberge du village dont ils étaient d'ailleurs pratiquement les seuls occupants. Immédiatement, ils se mirent à la recherche de la maison de la famille Frenkel, les grands-parents de Yoav. Sara leur avait expliqué que leur maison se trouvait à proximité de la synagogue et d'une église orthodoxe. Or, la synagogue avait été rasée pour y ériger un dispensaire. Yoav se mit à interroger les passants d'un certain âge, mais se heurta à la méfiance des villageois qui les évitaient, jusqu'au moment où ils rencontrèrent Papa Ferenc, un vieux monsieur d'environ quatre-vingt ans qui les invita dans son jardin pour partager avec eux le fameux vin blanc qu'il conservait dans d'imposants tonneaux dans une sorte de cave troglodyte. Tal y goûta également avec un joyeux "egeszégére!" Sous l'effet du muskotaly, le vieux Ferenc devint loquace, bien que la conversation restât difficile à cause de ses maigres connaissances d'allemand. Un peu éméché, il finit par amener ses quatre invités chez Julia, la femme responsable du cimetière juif de Tolscva. Ils la trouvèrent en robe de chambre et bigoudis et prirent rendez-vous avec elle le lendemain à dix heures.

A l'heure convenue, Yoav s'impatientait de la paresse et du retard des ses deux garçons. Une fois de plus, Naïm protesta contre le programme de la journée: rencontre avec Julia, visite du cimetière juif de Tolscva, rendez-vous dans la mairie pour découvrir le registre civil. Ces plans soûlaient l'adolescent qu'il était. Mais lorsque ses parents et Tal firent mine de partir seuls, ils se ravisa et les accompagna. Julia les reçut avec du café et des biscuits comme s'ils avaient été des membres de sa famille. Puis elle s'empara d'une clé imposante, se couvrit la tête d'un voile et les mena au cimetière qui surplombait le village. Leur déception fut grande: le lieu était ravagé, des stèles arrachées jonchaient le sol et étaient recouvertes de ronces. Le contraste avec le cimetière chrétien bien entretenu de l'autre côté de la rue était saisissant. Ewel se permit une remarque cynique:
- Au moins ce cimetière est digne de Dracula!

Julia expliqua qu'avant d'avoir la charge de la clé du lieu, les tombes avaient été vandalisées. Il semblait que Tolscva s'activait à effacer les traces de l'importante communauté juive qui avait jadis contribué à l'épanouissement économique de la région. Tal et ses parents se mirent à décrypter les pierres tombales en yiddish pendant que Naïm boudait sur une pierre vierge de ronces et de lierre, quand Yoav s'exclama triomphant:
Regardez: Elias Frenkel décédé en 1917, pendant la première guerre mondiale. C'est le nom de mon arrière-grand-père! Le grand-père que ma mère n'a pas connu! Au moins, il possède une tombe, lui!
Contrairement à la plupart des pierres tombales, celle d'Elias se dressait debout aux côtés de trois autres stèles. Sur la dernière, il lurent en lettres latines "Spitz Szygmond". Julia leur expliqua fièrement:
- Il s'agit de la famille de Mark Spitz, le champion américain de natation, elle est originaire de Tolscva.
Ewel ne put pas vérifier ces dires, mais elle pensa tout bas: après Mark Spitz, la prochaine personnalité issue de Tolscva serait Tal K. Elle observa affectueusement son fils qui continuait assidûment à déchiffrer les inscription des tombes.



Après le cimetière, ils se rendirent à l'hôtel de ville, où la maire de Tolscva les accueillit avec beaucoup de bonne volonté en essayant de dissimuler sa méfiance. Elle mit à leur disposition les registres civils des années vingt et trente dans lesquels ils retrouvèrent rapidement les noms de Samuel Frenkel et de Frida Stern, la jolie grand-mère aux yeux violets ainsi que leurs sept enfants. Le dernier, le petit David, avait trois ans au moment de la déportation. A leur grande surprise, le nom de Sara ne figurait à nulle part. Tal comprit soudain:
- Là, le 22 mai doit correspondre à la date de naissance de sabta (grand-mère)!

C'est ainsi, dans la mairie de Tolscva, qu'ils apprirent que Sara avait modifié son identité à sa libération des camps: en fait, elle était née sous le prénom de Regina en 1929 et non pas sous celui de Sara, deux ans plus tard comme elle le prétendait. Elle était la deuxième fille de Samuel et de Frida et non pas la septième, comme ils l'avaient cru. Peu à peu, Ewel reconstitua le puzzle de la vie de sa belle-mère et la tragédie de la famille Frenkel.

Malgré ces découvertes, Tal et ses parents cherchèrent vainement la maison des Frenkel dans le village qui semblait avoir peu changé pendant les années du régime communiste, même si certains signes trop visibles de la présence juive avaient été volontairement annihilés. Pendant ces quelques jours de recherche, Tal fit preuve d'un véritable intérêt pour le passé de sa famille. Pourquoi ne prit-il pas exemple sur son admirable grand-mère un peu plus d'une année plus tard? Est-ce que ses origines étaient trop lourdes à porter? Est-ce que les générations de l'après-Shoah étaient plus vulnérables? Enfin, est-ce que le traumatisme subi par les générations précédant Tal constituait un cours d'eau invisible contribuant à alimenter le lac artificiel?




mercredi 27 janvier 2010

mardi 26 janvier 2010

Chapitre vingt-quatre


Maison rouge

En 2003, après leur premier retour du Maroc, il fit très chaud. Pas un seul orage d'été ne vint rafraîchir l'air et les esprits surchauffés, abreuver la nature assoiffée, rompre l'étouffante canicule. La famille K. eut chaud également. D'abord Yoav transpira suite à son licenciement économique après dix-sept ans de loyaux services. Cette mesure inattendue l'affecta plus que prévu, bien qu'il retrouvât presque immédiatement un nouvel emploi. En octobre, tous furent affligés par la mort du grand-père Avram qui survint après plusieurs années de problèmes cardiaques. Pendant environ sept mois de la même année, l'aîné des cousins israéliens de Tal et de Naïm s'installa chez la famille K. La présence permanente du jeune homme était une épreuve pour Ewel qui bouillait intérieurement à cause de sa passivité et de ses interminables phases de sommeil. En principe, les animaux hibernent; le cousin, lui, estivait si on peut dire. Alarmée, Ewel téléphona à sa belle-sœur qui la rassura: non, elle ne devait pas s'en faire, non, il n'avait pas tendance à être dépressif, non, il se disait content de son séjour à Genève. Ewel en conclut que les jeunes gens passaient par une phase passive; dès lors, elle ne s'inquiéta pas de l'inertie de Tal pendant le dernier été de sa vie. Enfin, pendant les mois de canicule, Ewel devait préparer le cours de deuxième année en histoire de l'art. En nage, elle passa d'innombrables heures à scanner des reproductions d'œuvres et à les organiser en diaporama comme supports de ses cours.

La chaleur envahissait la maison, réverbérée par le sol et les murs. Toutes les stratégies pour s'en défendre semblaient vouées à l'échec. Tal se procura un ventilateur qui tourna sans interruption. Ewel se fit des cataplasmes d'eau froide et tenta de créer des courants d'air dans toute la maison. Or, ces flots d'air étaient non seulement brûlants, ils étaient également bruyants. En effet, les quatorze enfants du lotissement et leurs nombreux amis profitaient pleinement de leurs vacances d'été, envahissant les piscines gonflables des jardins, exprimant leur joie de vivre sur les terrasses entre les deux rangées de maisons. Les enfants en groupe ne se parlent jamais, les enfants en groupe crient toujours. Ils ne possèdent pas d'autre moyen de communication. Seul Tal avait dérogé à cette règle lorsqu'il était plus jeune: il ne s'était jamais mêlé à des groupes. Ewel ne voulut pas devenir un rabat-joie, elle souffrit en silence du vacarme environnant. Le même été, elle constata avec consternation que sous l'effet de la chaleur, leur maison avait rétréci, un peu comme un raisin qui sèche au soleil. A vrai dire, la présence de deux hommes et de deux adolescents donnait l'impression que le volume de la maison s'était resserré. La cuisine était trop exiguë, la table à manger trop petite. Quant à la salle de bain prise d'assaut, les files qui se formaient devant la porte paraissaient interminables. Pour ne pas devenir une effroyable mégère, Ewel dut imaginer une solution. Celle-ci se présenta sous forme de rêve éveillé: changer de maison, déménager.

Pour se sentir exister, Ewel avait besoin de projets. Ses études d'histoire de l'art terminées, elle était à la recherche d'un autre but. Celui-ci s'imposa à elle pendant l'été torride: il fallait trouver un nouveau lieu de vie. Elle se mit à éplucher systématiquement toutes les annonces de la région et commença à visiter des biens immobiliers: elle alla de déception en déception. Alors qu'elle entreprenait ses recherches seule, elle reçut bientôt du renfort. En effet, Eva, sa voisine et amie, se joignit à elle. Bien que celle-ci fût moins décidée à quitter définitivement sa maison mitoyenne, elle s'intéressa à la possibilité de changer de logement. L'idée de trouver deux maisons jumelées s'imposa naturellement aux deux voisines et amusa les promoteurs et régisseurs qu'elles rencontrèrent. Un jour, Ewel trouva un magnifique terrain surplombant le lac. Elle y emmena immédiatement Tal qui partagea l'enthousiasme de sa mère: le lieu était magnifique, la vue exceptionnelle. Raymond, le mari d'Eva, accompagna Ewel chez le courtier qui, après les avoir fait attendre inutilement, leur apprit sèchement que le terrain n'était plus à vendre. Déçue, elle ne se découragea toutefois pas et reprit ses recherches. Finalement, ce fut Eva qui dénicha la perle rare: un terrain pour deux maisons à trois cent mètres de leur lotissement. Avant même que les plans des futures maisons soient dessinés, les deux familles communiquèrent à l'architecte leur intérêt  pour le projet. Ce fut le début d'une aventure risquée qui dura plus de deux ans et demi et qui mobilisa toute l'énergie d'Ewel avec des rebondissements aussi inattendus que dramatiques.

Les plans arrivèrent une demi-année plus tard: à leur grand soulagement, ils correspondaient presque parfaitement à ce que les deux familles désiraient, un contrat fut aussitôt signé avec le promoteur. Ewel, qui manquait d'expérience relative au marché immobilier, invita l'homme à s'occuper de la vente de leur maison mitoyenne. A deux reprises, il partagea un repas avec la famille K. Puis, il revint régulièrement en compagnie de clients potentiels. Un jour, après l'une de ces visites, il accepta l'invitation d'Ewel de prendre un café. Alors qu'elle préparait le breuvage, un appel sur le téléphone portable du courtier le mit soudain hors de lui. Dans son état d'agitation, l'homme se passa les mains dans ses cheveux clairsemés qui restèrent dressés sur son crâne. Le teint de son visage passa par toutes les nuances du rouge pour devenir cramoisi, de la bave se forma sur les commissures de ses lèvres. Lorsqu'il raccrocha, Ewel lui proposa gentiment le café qu'elle lui avait préparé. Or, il se dressa d'un bond et commença à l'insulter:
- Vous n'êtes qu'une malhonnête! J'aurais pu vendre la maison qui sera bâtie pour vous cent cinquante mille francs plus cher. A cause de vous, je perds de l'argent. De plus, je ne gagne pratiquement rien sur la vente de cette maison. Je ne veux plus gaspiller mon précieux temps avec ce taudis.
Ewel y perdit son latin. D'un homme affable qui avait accepté son invitation, son hôte s'était métamorphosé en quelques instants en un démon hirsute. Ewel avait peu d'expérience de la folie. Elle avait oublié qu'en un instant, la vie peut basculer. Elle s'approcha de l'homme pour tenter de le calmer. Mais il était déjà prêt à partir:
- Vous ne pensez qu'à ça. Gagner de l'argent, canaille.
Ewel ignorait s'il s'adressait à elle ou s'il commentait le coup de fil qu'il avait reçu. Elle ne désirait qu'une chose, qu'il quittât son domicile, qu'il n'y revînt pas, plus jamais. Elle fut soulagée lorsqu'il déclara:
- Je m'en vais. Je ne m'occuperai plus de la vente de votre maison. Allez au diable.

Après le départ de l'individu, Ewel dut se détendre un moment. Elle réfléchit à la promptitude et à la brutalité avec laquelle l'esprit humain peut répondre à une stimulation négative, à la fragilité de l'équilibre psychique. Cet incident ne la découragea pas de mener son projet à bien, mais il semblait préfigurer que le parcours jusqu'à la nouvelle maison serait semé d'embûches.

Un an et demi après la découverte du terrain, les travaux de construction commencèrent et occupèrent Ewel jour et nuit. Elle se rendit quotidiennement sur le chantier, supervisa les progrès et signala systématiquement les dysfonctionnements à l'architecte qui finit par s'énerver:
- Je ne veux plus que vous m'envoyiez toutes ces lettres, s'insurgea-t-il.
Elle dut apprendre à lâcher prise; néanmoins le projet l'absorba plus qu'elle ne le voulut. Un jour, l'architecte annonça aux deux familles que leurs maisons seraient de couleur rouge. Eva réagit avec enthousiasme, Ewel fut plus réservée. Elle avait imaginé une maison blanche, immaculée. Elle dut réajuster toutes les images mentales qu'elle s'en était fait. Une maison rouge lui rappelait les toiles d'Edvard Munch intitulées Vigne vierge. De grands aplats rouges représentant la vigne automnale y couvraient les façades d'une villa pour suggérer le sang et l'angoisse existentielle à l'intérieur de ses murs. Malgré ses réserves, Ewel finit par accepter la couleur de sa nouvelle maison. Elle serait rouge brique comme la maison où elle était née en Allemagne, elle aurait le même numéro également: le numéro treize. Ewel n'était pas superstitieuse. Après un grand nombre de soucis à cause de servitudes non réglées, de canalisations mal définies, la maison rouge fut bâtie et devint très belle. Mais la maison rouge abrita le pire des malheurs, le pire des drames qui puisse survenir dans une famille. Ewel s'en voudrait d'avoir usé tant d'énergie pour des murs, de ne pas avoir vu les difficultés de Tal, de ne pas avoir été suffisamment présente pour lui, de ne pas l'avoir soutenu et aidé pour son travail de maturité. Tout comme les habitants des maisons peintes par Munch, elle devrait apprendre à vivre dans la maison rouge, malgré sa blessure béante et son existence brisée.


Edvard Munch, Vigne vierge rouge

lundi 25 janvier 2010

Photos Maroc



Tal et le djembé
Tal au sommet du T(oubk)al
Tal et son amie d'enfance Serena

dimanche 24 janvier 2010

Chapitre vingt-trois

Maroc

Si Dieu a privilégié un pays, c'est sans aucun doute le Maroc avec sa température moyenne de vingt-sept degrés sur les côtes, ses paysages variés, ses villes impériales et ses riads somptueux. Ewel en rêvait depuis des années, lorsqu'un été, elle y partit seule avec Naïm. Yoav ne disposait plus de vacances et Tal, qui avait presque dix ans, partit pour la première fois seul chez ses grand-parents au kibboutz. Alors que la mère et son fils cadet profitèrent de leur séjour au Maroc, Tal souffrait de mal de pays en Terre Sainte. Malgré la présence chaleureuse de sa famille paternelle, il réclamait sa mère. Ewel ignorait à quel point elle était indispensable à son aîné, persuadée au contraire qu'il était assez grand pour s'émanciper de sa présence permanente. Lorsque, deux ans plus tard, Naïm fit la même expérience que son frère, il s'épanouit complètement en présence de ses grands-parents, de ses nombreux cousins et amis kibboutzniks. Après cette séparation douloureuse, Tal ne partit plus seul en vacances. Ewel, pour se faire pardonner, proposa à ses trois hommes de retourner au Maroc qu'elle avait tant apprécié. Malgré les réticences de Yoav, ils y passèrent deux mois de juillet consécutifs, en 2003 et 2004.
   
La première année, Ewel planifia un tour du royaume d'une durée de presque un mois. Ils partirent de Sète sur un ferry avec leur propre véhicule. Ewel et ses enfants profitèrent de la mini-croisière avec pension complète alors que Yoav était en proie à un mal de mer qui l'accabla pendant toute la durée de la traversée. Dès leur arrivée à Tanger, ils commencèrent leur périple en longeant la corniche rifaine en direction de Ceutà. Le lendemain, après avoir visité la sulfureuse médina et le musée de l'artisanat de Tétouan, ils prirent leurs quartiers dans un club de vacances où ils comptèrent se reposer quelques jours avant le grand tour. Ewel s'y ennuya très vite et proposa à ses hommes de se rendre dans un pittoresque marché, le Souk-Khémis-des-Anjra où il verraient les habitants du Rif en costumes traditionnels. Yoav prit le volant de leur voiture et comme Naïm préférait rester à l'hôtel, ils partirent à trois sur des routes qui n'étaient en réalité que des pistes. Sur le chemin du retour, après avoir abusé d'olives et de melons, ils empruntèrent une piste poussiéreuse en direction du Nord dont l'état se détériorait à mesure qu'ils avançaient. Têtu, Yoav refusa de rebrousser chemin. Il ne se rendit pas compte que la voiture avait heurté une roche saillante et commençait à perdre son huile. Par miracle, ils arrivèrent juste à rejoindre la route principale de la corniche, lorsque le moteur les lâcha définitivement. Aussitôt, une dizaine de Marocains serviables s'arrêtèrent pour leur porter secours et remorquer la voiture au garage le plus proche. Là, il découvrirent l'ampleur des dégâts. Leur véhicule s'avéra irréparable et Yoav dut envisager de le ramener à Tanger où le verdict fut sans appel: il fallait remplacer le moteur, c'est-à-dire en importer un d'Europe, ce qui demanderait au minimum trois semaines. Pour ne pas compromettre définitivement leurs plans et leurs vacances, la famille K. prit finalement la décision d'entreprendre le tour du Maroc en voiture de location. Le voyage qui les mena de Rabat à Marrakech et d'Essaouira jusqu'à Ouarzazate puis Erfoud, Fès et Meknès fut aussi aventureux et rocambolesque que les premiers jours, alternant le meilleur et le pire.
   
Le meilleur fut un vol en piper au-dessus de Marrakech. Comme l'appareil ne disposait que de trois places, ils formèrent deux groupes: Yoav et Naïm entreprirent le premier vol. Puis ce fut le tour d'Ewel et de Tal qui monta à l'avant du petit avion. La mère raconta fièrement au pilote que son fils s'entraînait régulièrement sur un simulateur de vol. Sans hésiter, tout en lui prodiguant quelques conseils, l'homme remit les commandes à l'adolescent. Celui-ci se mit à piloter le petit appareil apparemment sans difficultés, comme s'il l'avait fait toute sa vie. Ce fut un véritable miracle: pendant toute la durée du vol au-dessus de Marrakech, il n'eut pas de nausée et Ewel oublia momentanément sa peur en avion. Au contraire, elle se sentit en grande confiance avec son fils. Après une boucle d'une vingtaine de minutes, le pilote marocain lui expliqua comment perdre de l'altitude et Tal s'exécuta. Au dernier moment seulement, environ un kilomètre avant l'atterrissage, le pilote reprit les commandes de l'avion. Ce vol au-dessus de la cité rouge resterait un souvenir grandiose, inoubliable!

Le meilleur encore fut un tour en Jeep en partance de Midelt. Avec l'intention de se rendre au cirque de Jaffar, une belle vallée du Haut Atlas, Yoav et Ewel louèrent les services d'un chauffeur marocain qui les mena à travers de profondes gorges sur un plateau où ils furent invités à partager le thé avec une famille berbère. En quittant la tente de leurs hôtes, ils remarquèrent que le ciel s'était couvert et qu'il avait commencé à pleuvoir. Le chauffeur les informa qu'il fallait retourner par les gorges le plus rapidement possible à cause du risque de crues. Ils se mirent aussitôt en route. Lorsqu'ils arrivèrent à la hauteur de l'oued, ils s'aperçurent que celui-ci était inondé: à la place de la vallée desséchée coulait une rivière. Le chauffeur ne se découragea pas pour autant, il accéléra et lança son véhicule tout terrain avec une incroyable dextérité à travers les méandres de l'étroite gorge. Les garçons hurlèrent de plaisir: ils avaient l'impression de voguer sur un raft motorisé.

Le pire se produisit la dernière semaine de leur tour marocain. A Azrou, Ewel reconnut avec horreur dans leur hôtel bon marché qu'un hôte marocain de l'établissement crachait du sang. La tuberculose, pensa-t-elle horrifiée. Alors que Yoav et elle-même avaient été vaccinés contre cette terrible maladie infectieuse, prétendument éradiquée, Tal et Naïm ne disposaient d'aucune protection. Avant leur départ, leur mère avait pris la précaution de les faire immuniser contre différentes formes d'hépatite. Elle n'avait pas pensé à la tuberculose. Inquiète, Ewel ne ferma pas l'œil de la nuit. Deux jours plus tard, à Fès, d'abord Naïm puis Tal, qui n'était jamais malade, développèrent une forte fièvre qui les cloua dans leur lit d'hôtel. Alors que Naïm récupéra relativement rapidement, l'état de Tal empira. Comme ils devaient retourner à Tanger pour récupérer leur voiture et monter à bord du ferry, ils étaient dans l'obligation de poursuivre leur route. Le pauvre garçon se vida de toute substance et de toute énergie vitale. Lorsqu'il arrivèrent enfin dans le port blanc, Ewel constata avec effroi que son fils était tout jaune. Elle l'entraîna chez un pharmacien qui lui prescrivit des antibiotiques à large spectre et autres pilules miraculeuses. Peu à peu, Tal se sentit mieux. Plus tard, de retour à Genève, Ewel fit faire un examen médical complet à son fils. Les médecins ne constatèrent toutefois aucune séquelle, fort heureusement aucune trace de BK.

Leurs mésaventures ne découragèrent pas la famille K. Une année plus tard, ils retournèrent à Marrakech en compagnie de Serena, la fille de leur amie Susanne. A l'exception d'une saison ou deux, Ewel et Susanne avaient passé toutes leurs vacances de février à skier avec les trois enfants qui s'entendaient parfaitement. Le programme de leurs vacances d'été comportait cette fois-ci un séjour d'une semaine dans un bel hôtel quatre étoiles, puis quelques jours de trekking dans le massif du Toubkal. En atterrissant sur la piste où Tal avait réalisé son exploit un an plus tôt, Ewel eut l'impression de revenir dans un monde familier. Pendant ce deuxième séjour, ils profitèrent de tout ce que la ville rouge pouvait leur offrir. Sur les traces d'Elias Canetti, ils visitèrent les moindres recoins, ruelles, marchés, musées et quartiers, comme la Mellah, le quartier juif. Ils flânèrent sur la place Jemâa el-Fna où la diseuse de bonne aventure prédit justement à Ewel qu'elle aurait un fils grand et riche, mais également une nouvelle maison avec une grande table, qu'elle voyagerait beaucoup et qu'elle aurait une longue vie paisible avec peu de problèmes de santé! Etrangement, la vieille femme ne lui prédit pas le drame qui l'attendait!

Dans une échoppe qui vendait des instruments de percussion, Tal tomba sur un djembé malien et entama un dialogue musical endiablé avec le vendeur. Alors qu'ils faisaient mine de quitter l'échoppe sans le moindre achat, le vendeur les poursuivit et les harcela pour qu'ils emportent l'instrument. Ils ne voulaient pas le transporter pendant leurs journées de marche, mais lorsqu'il baissa le prix de moitié, il ne résistèrent plus. Tal, qui n'avait d'exigences matérialistes que lorsqu'il s'agissait d'instruments de musique, sauta de joie.

A la fin de la semaine, Assou, leur guide de montagne et son équipe vinrent les chercher tous cinq à leur hôtel. Après avoir hissé leurs bagages ainsi que le djembé sur une camionnette, ils quittèrent la ville impériale en direction du village d'Asni où ils déchargèrent tout l'équipement pour le fixer sur les Jeeps berbères, comme Assou nommait ironiquement les trois mulets qui les accompagneraient. Ils marchèrent de quatre à cinq heures par jour dans un paysage aride mais d'une grande beauté. Les muletiers leur préparèrent d'excellents repas et s'occupèrent des tentes qu'ils montaient et démontaient à chaque bivouac. L'organisation de tout le périple fut parfaite. Assou s'avéra d'un humour décapant et les trois enfants s'attachèrent à lui à travers leurs incessantes plaisanteries. Au cinquième jour, ils escaladèrent les quatre milles mètres du Toubkal. C'était une excursion éprouvante: Assou empoigna Serena pour la mener jusqu'au sommet. Le paysage, visible sur 360 degrés, y était sublime, mais l'oxygène était tellement diluée qu'Ewel ressentit les mêmes nausées que dans les Andes; elle ne s'attarda pas dans les hauteurs et rebroussa chemin sans attendre les enfants, Yoav et Assou.

A leur retour à la maison, ils constatèrent avec consternation que le magnifique djembé était rongé de l'intérieur par des xylophages. Au lieu de désespérer, Yoav se mit à traiter le bois avec des produits de plus en plus puissants. Sans succès! Finalement, dépité, il l'exposa au froid hivernal: le djembé survivrait à son mauvais traitement, il conserva même un son agréable. Après la mort de Tal, l'instrument qui trônait dans la salle de musique constituerait un symbole, une relique du jeune musicien. Le 25 septembre 2006, Ewel écrivit le courriel suivant à leur guide marocain: "Cher Assou, Merci de ton message. J'espère que tu vas bien et que tu ne souffres pas trop du jeûne! Nous avons déménagé cet été dans une jolie maison rouge: les enfants vont bien. Tal a eu 18 ans, il est adulte à présent. Il reste toutefois à la maison, le temps de finir ses études et cela prendra encore un certain nombres d'années. Tout de bon pour toi, Ewel et cie". Elle ne reçut jamais de réponse d'Assou qui, du coup, ignore tout du drame de son jeune ami Tal.


samedi 23 janvier 2010

"Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie." André Malraux

Aujourd'hui, 23 janvier 2010, le fils de nos amis devrait avoir 21 ans. Il avait au moins deux points communs avec Tal: il était brillant - il a obtenu de manière posthume une bourse universitaire prestigieuse - et il a pris la même molécule contre l'acné: l'isotrétinoïne. Il est mystérieusement parti le 26 janvier 2008, trois jours après son anniversaire de 19 ans. A présent, il repose à proximité de Tal. Mes pensées émues vont à sa famille!

Aujourd'hui, j'ai lu ce petit encart dans la Tribune de Genève:

"CommuniCafé vient d'être mis en ligne pour trouver de l'aide. Ce forum est consacré prioritairement à la thématique du suicide. L'association Stop Suicide a créé ce forum virtuel (deux sessions par mois de 30 minutes) autour d'une problématique liée à ce thème. Des thérapeutes répondent aux jeunes. Essentiel!"
J'affiche l'adresse URL sous "Liens".

Aujourd'hui, je désire brièvement présenter l'AVRG (Association des Victimes du Roaccutan et Génériques):

Le samedi 27 octobre 2007, un groupe d'une vingtaine de personnes s'est réuni à Martigny, pour partager son vécu dramatique conséquent à un traitement contre l'acné par la molécule isotrétinoïne, un dérivé de la vitamine A, commercialisé sous les noms de Roaccutan, Isotretinoin Mepha, Liderma, Tretinac, Isotretinoin Sandoz ou Curakne.
Parmi ces personnes se trouvaient sept familles qui ont perdu un enfant suite à un tel traitement. Lors de cette rencontre, le groupe a fondé l'Association des Victimes du Roaccutan et Génériques, dont une des vocations est celle de promouvoir une information aussi complète que possible au sein du public des effets secondaires et de la dangerosité de la molécule développée à l'origine pour lutter contre le cancer.

Un site Internet a été mis en ligne: http://www.swissroaccutaneaction.ch/

L'adresse de l'association est:

AVRG
BOVEY Marie-Noëlle
Le Borgeaud
1932 Bovernier

Son slogan est la phrase d'André Malraux.

vendredi 22 janvier 2010

Dernier bulletin scolaire de Tal


En cliquant sur le bouton gauche de la souris, on peut rendre le document plus lisible.
Hasard du calendrier, nous sommes en pleine période de bulletins scolaires.

jeudi 21 janvier 2010

Chapitre vingt-deux

Lycée

Après avoir terminé la scolarité obligatoire dans le cadre de l'école bilingue, les parents de Tal souhaitaient qu'il réintègre l'école publique pour deux raisons au moins. L'une était d'ordre financier, l'autre d'ordre pratique: le lycée ouvrait ses premières classes bilingues en allemand et français. Après s'être préparée à l'enseignement par immersion, Ewel estimait que son enfant devait pouvoir bénéficier de cette nouvelle filière. Un mercredi après-midi d'avril, elle retrouva son fils dans un des plus vieux établissements scolaires de la ville pour y effectuer son inscription. La foule était immense, l'attente, interminable. Tal comme à son habitude était peu loquace, mais Ewel se réjouit de passer du temps en sa compagnie. Comparé aux autres adolescents de son âge, il paraissait si réfléchi, si distingué. A sa grande surprise, ses propres collègues et la direction de son école se chargeaient d'inscrire les nouveaux élèves en provenance des établissements privés. Avec fierté, elle leur présenta son fils. Le lendemain, la directrice adjointe apostropha Ewel dans les couloirs avec un "alors, la mère de son fils, comment ça va, tout s'est bien passé pour ton admirable garçon?" qui emplit Ewel de joie.

Parfois, en son for intérieur, elle imaginait qu'elle n'avait été qu'un écrin pour cet enfant exceptionnel, parfois elle estimait que Tal et son frère étaient sa seule raison de vivre. Elle était convaincue que son aîné était promis à un avenir radieux: pendant la grossesse, la sage-femme parlait certainement de lui lorsqu'elle mentionnait l'arrivée du messie; à sa naissance, une amie astrologue avait affirmé qu'il serait "le plus grand de la famille" et au Maroc, une diseuse de bonne aventure avait prédit qu'un de ses garçons deviendrait "grand et riche". Sans aucun doute, il s'agissait de Tal. Sans aucun doute, ces prophéties se réaliseraient. Ewel ignora son esprit rationnel et les moqueries de grandpa et d'Yoav. Elle aimait son enfant et était convaincue que ses multiples talents finiraient par le porter aux nues. Peut-être ses pensées secrètes eurent-elles inconsciemment une influence néfaste sur Tal qui ne supporta plus le poids des attentes excessives de sa mère. Ewel s'interrogea: avait-elle été une mère trop exigeante? Quand ses enfants étaient petits, elle leur répétait que Yoav s'appliquait dans son métier d'ingénieur, qu'elle-même s'investissait dans son métier d'enseignante et qu'ils devaient à leur tour assumer au mieux leur métier d'élèves. Tant qu'ils réussissaient leur scolarité, elle n'avait pas de demande particulière. Elle ne ressemblait en rien à cette mère qui exigeait que son fils obtienne toujours 6 sur 6, quitte à travailler pendant des heures. Le caractère perfectionniste de ses enfants était vraisemblablement inné. Un jour, une enseignante de Naïm fit le reproche à Ewel d'être trop stricte: le petit garçon se mettait en colère lorsqu'il ne réussissait pas une activité du premier coup. Or, à la maison, Naïm avait le même comportement lorsqu'il ne parvenait pas d'emblée à terminer un puzzle ou à résoudre un problème d'ordre technique, il s'emportait avec hargne. Ewel n'y était pour rien, au contraire, elle essayait de raisonner le petit colérique.

L'inscription de Tal au lycée ne se déroula pas comme prévu. D'abord son dossier fut envoyé et bloqué dans une école qui ne pratiquait pas l'immersion; ensuite, on lui signala que son niveau d'allemand était trop élevé par rapport aux élèves issus de l'enseignement public qui avaient donc priorité pour accéder au programme bilingue; enfin, pour les mêmes raisons, il n'eut pas le droit non plus d'intégrer une filière pratiquant l'immersion en anglais. Finalement, dépité, Tal commença sa vie de lycéen dans l'établissement le plus proche de leur domicile. Après deux semaines d'école, il rentra à la maison exaspéré:
- Maman, tu m'avais promis que le niveau du lycée était bon.
- Mais oui, Tal, en comparaison avec le secondaire inférieur, le lycée est exigeant.
- Il n'en est rien. A part en latin, les élèves sont des ignares et les cours sont nuls.
- Même en physique, même en maths?
- Ça va! Mais on revoit des notions que je connais déjà.
- Je pense qu'en début d'année, les enseignants font une révision. C'est pas grave! Plus il y de couches…
- …mieux ça tient! Je connais ta théorie. N'empêche qu'en attendant, je perds mon temps. J'en ai ras-le-bol! Je ne supporterai pas quatre ans à ce rythme.
- Que veux-tu que je fasse? On n'a pas les moyens de te réinscrire à l'école bilingue.
- J'y tiens pas du tout.
- Alors qu'est-ce que tu envisages de faire?
- Je veux sauter une année!
Ewel regarda son fils, dubitative: sauter une année au lycée? Cela faisait quatorze ans qu'elle travaillait dans l'enseignement secondaire supérieur et elle n'avait jamais entendu parler d'un élève accomplissant son pensum en trois ans à la place des quatre réglementaires. Plus jeunes, les élèves avaient la possibilité de sauter une classe; plus tard, cela lui semblait impossible. Elle répéta sa question:
- Que veux-tu faire?
- Je veux que tu parles avec mon prof de classe, le doyen du lycée.

Un peu embarrassée, Ewel prit rendez-vous avec Monsieur Roux, l'enseignant de son fils. L'école ne venait que de commencer, il n'y avait pas encore eu d'examens, personne ne connaissait son enfant et voilà qu'elle devait se présenter avec une revendication excessive, probablement une première dans l'histoire du lycée. Elle savait ce que ses collègues pensaient des parents trop orgueilleux, trop procéduriers. Se munissant de l'analyse de texte de Tal sur La Peau de chagrin et d'une bonne dose de courage, elle se rendit au lycée:
- Excusez-moi, je suis Ewel K., la mère de Tal que vous connaissez à peine. Vous savez, le grand blond, un garçon discret. Eh bien, mon fils désire sauter une classe, balbutia-t-elle. Comme vous n'avez certainement vu aucun travail de lui, je vous ai apporté un de ses textes pour que vous vous rendiez compte de son niveau de français.

Monsieur Roux lut les pages qu'elle lui tendait, hocha la tête, se racla la gorge et se lança dans une série d'explications. On ne pouvait pas demander au corps enseignant de préparer des examens pour un seul élève. Jusqu'à ce jour un seul jeune homme avait effectivement pu sauter une classe, mais la direction du lycée s'y opposerait dorénavant à cause de la surcharge de travail pour l'école. Ewel fut surprise par l'existence d'un antécédent. Elle fut moins surprise par la réponse négative de son interlocuteur. Elle n'était pas prête à se battre. L'essentiel de sa démarche consistait à montrer à Tal qu'elle le prenait au sérieux, qu'elle le soutenait, qu'elle était là pour lui, même si elle n'arrivait pas à ses fins.
- Tu auras l'occasion de t'investir dans la vie sociale du lycée. De plus, Monsieur Roux m'a parlé de la possibilité d'entreprendre un semestre extra muros dès l'année prochaine si tu obtiens une moyenne générale d'un minimum de 5,3 sur 6, annonça-t-elle à son retour à son fils consterné.

 Le début de la vie au lycée fut contrarié par un autre problème, un petit problème de santé apparemment anodin, typique de l'adolescence. Ewel constata avec dépit que, malgré sa peau hâlée, son fils développait de l'acné. Elle-même avait souffert de cette maladie inesthétique et souhaitait éviter à son enfant les désagréments qui y étaient liés. Ainsi, elle prit rendez-vous chez son dermatologue qui, après quelques thérapies infructueuses sous forme d'antibiotiques et de crèmes, finit par prescrire au jeune patient un médicament qu'Ewel avait également pris lorsqu'elle avait vingt ans: le Roaccutan. Pendant toute l'année scolaire, l'adolescent prit quotidiennement une trentaine de milligrammes de la molécule active. Le médecin avait prévenu la famille des effets secondaires indésirables du traitement et Tal se soumit régulièrement à des prises de sang. Jamais pourtant, le dermatologue n'avait mentionné le risque de dépression, d'idées suicidaires pouvant mener jusqu'au passage à l'acte. Comme le tempérament et l'humeur de Tal restèrent stables, Ewel ignora purement et simplement la mise en garde sur la notice du médicament. Est-ce que le traitement au Roaccutan a contribué à condamner Tal? Quelques mois après son décès, des émissions de télévision accusèrent ouvertement les géants pharmaceutiques, fabricants du médicament. Ewel prit contact avec un groupe de parents dont les enfants suicidés avaient été traités par l'isotrétinoïne. Alors qu'elle ignorait quelle direction allait prendre cette mise en cause du Roaccutan, il est vraisemblable que la prise de ce médicament par Tal ait constitué une substance érosive qui creusa la première brèche dans l'épais mur du barrage.

 Au lycée, Tal sembla se sentir de plus en plus à l'aise. Il s'amusa des bêtises de ses camarades, de leurs fous rires, participa aux journées à thèmes en se déguisant, jeta des bombes à eau, déambula lors des manifestations d'étudiants. Il se lia d'amitié avec plusieurs garçons de sa classe: le fameux clan des célibataires, comme ils s'intitulaient. Ewel observa avec joie la lente éclosion de son fils: moins timide, moins taciturne, il lui parut de plus en plus souriant et confiant. En plus des ses activités extra scolaires habituelles, il prit part à la mise en place d'un Parlement de jeunes et commença à sortir le soir. Avec le message clair "jusqu'à dix-huit ans, les parents fixent les règles, après tu es libre", Yoav et Ewel imposèrent une heure de rentrée qui coïncidait avec l'horaire du dernier train. Tal se tenait à cette simple règle et ses parents avaient totale confiance en lui.

 Ses résultats scolaires étaient excellents. Il travaillait un strict minimum, mais obtint 5,7 de moyenne. Ainsi, comme Monsieur Roux l'avait promis, il fut dispensé d'école au deuxième semestre de la deuxième année de lycée. Comme il étudiait le latin au détriment de l'anglais, la famille K. estima qu'un séjour dans un pays anglophone lui serait bénéfique. C'est ainsi qu'il entreprit son premier séjour extra muros au Canada, à proximité de Toronto. Il quitta Genève en compagnie de quatre jeunes filles, parmi lesquelles une camarade de son lycée et une élève d'Ewel. A son retour, Tal n'eut aucune peine à rattraper les disciplines qu'il avait manquées pendant trois mois. A l'issue du premier semestre de la troisième année de lycée, avec la même moyenne générale que l'année précédente, il fut d'ailleurs autorisé à entreprendre un deuxième séjour hors murs. Son enseignant remarqua à  cette occasion qu'il devait essayer d'obtenir 6 de moyenne à la maturité, ce qui exaspéra l'adolescent:
- Ils n'ont que ça en tête, comme si l'école était ma préoccupation principale, s'insurgea-t-il.

Ce deuxième extra-muros était le début de la rupture, mais cela, tout le monde l'ignorait.


Photo passeport de sa carte de lycéen:
l'acné est à peine visible.

mercredi 20 janvier 2010

mardi 19 janvier 2010

Chapitre vingt-et-un


Histoire de l’art

L'enfant acquiert aisément une deuxième et troisième langue lorsqu'il est immergé dans un bain linguistique. Tal et Naïm furent bilingues dès leur petite enfance. De plus, ils eurent le privilège d'apprendre l'allemand et l'anglais à l'école privée. Après une dizaine d'années infructueuses à vouloir inculquer la langue de Goethe à des francophones peu motivés, Ewel était convaincue que l'immersion constituait le seul salut pour l'apprentissage des langues modernes. Elle regretta que sa licence universitaire ne l'autorisât qu'à enseigner l'allemand ou l'anglais. Un beau jour, elle prit sa résolution: elle retournerait à l'université pour y acquérir un savoir supplémentaire. Elle s'en alla trouver le directeur de son lycée.
- Vous pouvez entreprendre une formation continue à titre individuel - lui suggéra-t-il.
- Pourquoi pas! Mais dans quelle discipline? Vous avez besoin de géographes?
- Non, il y en a plus qu’assez. En revanche, on pourrait avoir besoin d’enseignants d’histoire.

Ewel avait particulièrement apprécié cette matière au lycée. C'était précisément dans le cadre d’une option forte en histoire qu'elle avait réalisé le travail de recherche à l’origine de son intérêt pour le Proche Orient et de son départ en Israël. De plus, depuis son enfance, les biographies des générations précédant la sienne l’avaient captivée comme des romans vivants. Toutefois, la perspective d’étudier les batailles successives que les humains s’étaient livrées ne l’enchantait guère.
- Vous ne pouvez pas me proposer autre chose ! s’écria-t-elle.
- Comme la nouvelle maturité exige de l'histoire de l'art, j’aurais éventuellement besoin d’un enseignant dans cette branche.
- L’histoire de l'art, ça c’est une idée!
Ewel jubilait intérieurement, elle s’était toujours intéressée à l’art, dans sa bibliothèque dormaient des ouvrages comme le fameux Gombrich ou de nombreuses monographies d’artistes. Tous ces livres n’attendaient que le moment propice pour être étudiés, moment qu’elle repoussait d’année en année avec des excuses misérables.

En octobre 1999, alors que Tal venait de commencer l'école bilingue, Ewel reprit le chemin de l’université avec le même enthousiasme, la même ardeur que lorsqu’elle commença l’école trente ans plus tôt. Les trois années d’études qui suivirent se révélèrent un jeu d’enfant pour elle: elle se connaissait bien, avait connaissance des techniques d’apprentissage et rencontrait les professeurs comme des pairs et non plus comme des instances toutes-puissantes. La vie était décidément mal faite : pour être un bon étudiant, il aurait fallu d’abord être enseignant. Les failles du système universitaire, qui ignorait purement et simplement toutes les découvertes de la pédagogie, lui sautèrent aux yeux. Certains professeurs, par exemple, avaient la fâcheuse tendance à compliquer des matières à priori simples, à utiliser un jargon incompréhensible, élitiste. Ses observations l'amusèrent ou l'irritèrent selon les jours. Ewel dut également reconnaître ses propres failles, sa culture générale lacunaire, ses connaissances bibliques très insuffisantes. Alors qu’elle avait eu l’occasion de se familiariser avec quelques chapitres de l’Ancien Testament pendant ses études de lettres et d'hébreu biblique, pendant son séjour en Israël et pendant sa tentative de conversion au judaïsme, elle ne connaissait rien du Nouveau Testament et dut se mettre sérieusement au travail. Comme les analphabètes du Moyen Age, elle apprit les épisodes des Evangiles et les hagiographies des protagonistes chrétiens grâce aux images.

Certaines iconographies l’inspirèrent comme archétypes du destin humain, d’autres la révulsèrent par leur cruauté et leurs aspects scatologiques, d’autres encore, la placèrent devant un point d’interrogation. La parabole du fils prodigue représentait par exemple un tel problème. Ewel avait beau apprécier les tableaux de Rembrandt, du Guerchin et d'autres, elle ne parvenait pas à saisir le sens du sujet : pourquoi un père faisait une telle fête au retour de son fils "raté" qui avait dilapidé toute sa fortune et couru les prostituées? Elle connaissait l’idée chrétienne du pardon, mais elle trouvait le geste du père excessif. Il aurait pu accueillir son fils en toute simplicité, sans ce festin qui suscita jalousie et rancœur chez le deuxième fils, un fils modèle. Plus tard, Ewel repenserait au père dont elle s'était moqué. Plus tard, elle comprendrait sa joie: elle aussi aurait souhaité pouvoir organiser une fête grandiose pour le retour de son fils perdu. Mais contrairement au fils prodigue, Tal ne reviendrait jamais plus.



Pendant les trois années que durèrent ses études, Ewel fut moins disponible pour ses deux enfants. Pour la première et la seule fois de leur vie, il lui arriva de les envoyer en camp de ski à Pâques afin de préparer ses examens universitaires. Ils n’apprécièrent pas cette vie en communauté à cause de la promiscuité et de la confrontation avec des enfants parfois agressifs et grossiers. Ewel considéra au contraire cette expérience avec des enfants issus d'un milieu socio-économique moins privilégié qu'eux comme positive.

Pendant toute la durée de ses études, elle tenta de préserver un cadre de vie familial chaleureux et régulier : les repas du soir pris en commun restaient une priorité, les fins de semaine alternaient désormais entre les loisirs et les moments studieux. Ewel était persuadée que son effort constituait un exemple pour ses garçons, si bien qu'un jour, Tal lui répéta qu’il avait l’impression d’avoir plus appris au sein de sa famille qu’à l’école.

Comme pour le camp de ski, ce fut surtout l’organisation des vacances familiales que les changements affectèrent. Ainsi, à la place de congés oisifs, ils entreprirent des voyages culturels, comme le tour de Suisse par exemple. Les hauts lieux de l’histoire de l’art du pays constituèrent le but avoué de ce périple: le couvent Saint-Jean de Müstair, l'église Saint-Martin de Zillis, le musée d’art de Lichtenstein, la bibliothèque et l’église de Saint-Gall, la fondation Beyeler à Bâle etc. Pour faire passer la pilule amère à leurs enfants, les parents durent sans cesse alterner les visites avec des moments de détente et de plaisirs : piscines thermales, parcs d’attraction, marches et pique-niques en montagne, etc. Alors que Tal éprouvait un réel plaisir à découvrir les monstres du plafond de Saint-Martin, les volumes et manuscrits de la bibliothèque baroque de Saint-Gall, Naïm protesta de plus en plus contre ce régime culturel intensif. Plus tard, il déclarerait haut et fort qu’il ne poserait plus jamais son pied dans une église. Le voyage, qui mena Ewel et ses deux garçons à Turin au printemps de l’année suivante, se solda par un retour précipité en Suisse, Naïm ne supportant plus les longues marches en ville et les visites successives sur les traces de l’architecte baroque Guarino Guarini. Ewel ne pouvait que soupirer face à l’entêtement de son cadet, et savoura d’autant plus l’attitude positive de Tal. Les difficultés rencontrées lors de la petite enfance de son aîné semblaient oubliées si bien qu'Ewel se sentait récompensée par cet adolescent à l’esprit exceptionnellement ouvert et curieux de tout.

A la fin de ses études, Ewel planifia un voyage incontournable pour la future historienne de l’art qu’elle allait devenir : Florence. Face à l’obstination de Naïm, elle ne proposa qu’à Tal de l’accompagner. L'adolescent se déclara enthousiaste. Ils empruntèrent un train couchettes afin d'économiser une nuit d’hôtel et de gagner une journée de découvertes. Ewel avait réservé les entrées au Musée des Offices et dans différents palais de la ville à l’avance sur internet, ce qui leur épargna les longues files d’attente. Dans le Baptistère, ils se couchèrent par terre pour admirer la magnifique coupole en mosaïques byzantines. Après ce moment de repos, elle expliqua à son fils le rôle joué par l’antipape enterré dans le tombeau en marbre polychrome de Donatello. Pour éviter la file humaine menant au fameux dôme de Brunelleschi, ils se levèrent le lendemain de bonne heure : ainsi, ils furent les premiers et pratiquement les seuls touristes à dominer la ville qui s’étendait à leurs pieds. Aux côtés d'une copie contemporaine de la tête du David de Michelange, Ewel réalisa un portrait photographique de Tal et fut frappée de la ressemblance physique entre son fils adolescent et le magnifique éphèbe du célèbre sculpteur. Le visage de Tal présentait effectivement des traits d’une parfaite et harmonieuse symétrie, son profil était d'une grande régularité : un physique d’ange, mais un caractère bien trempé, pensa Ewel.



La découverte du berceau de la Renaissance fut parfaite jusqu’à ce qu'éclatât une stupide dispute. Au troisième jour, Ewel proposa à Tal de se rendre à Pise. Les trains partant une fois par heure, pour ne pas perdre de temps, elle accéléra le pas pour acheter deux aller-retour valables pour la prochaine correspondance. Soudain, elle s'arrêta dans sa course effrénée et sursauta : Tal avait cessé de la suivre. Découragé par les décisions intempestives et peu démocratiques de sa mère, il avait soudain décidé d’avancer à son propre rythme, de flâner. Ewel fut contrainte de revenir sur ses pas et de le chercher dans l'imposant hall de gare. Elle finit par le découvrir devant un panneau d’affichage lumineux. Sous l’avalanche des reproches de sa mère - ils avaient évidemment manqué le train de onze heures -, Tal rebroussa chemin et fit mine de vouloir quitter les lieux. Ewel le retint et le somma de l’accompagner au guichet pour se procurer les billets pour le prochain train, une heure plus tard. Persuadée que son fils la suivait à présent, elle ne s’aperçut qu’au moment d’effectuer les réservations que Tal n'était plus là. Comme lors de sa Bar Mitzvah, ce comportement de fuite progressait au cours de son adolescence. Chaque fois qu’une situation ou des personnes l’agaçaient, au lieu de manifester son mécontentement, d’exprimer son désaccord, il s'en irait. Tel était Tal!

A Florence, dans cette ville étrangère, Ewel prit la décision de retourner à leur hôtel, persuadée que son fils y réapparaîtrait tôt ou tard. Or, elle attendit vainement, Tal ne semblant pas pressé de vouloir la rejoindre. Au bout d'une heure environ, pour calmer son impatience, elle informa le réceptionniste qu’elle allait faire un tour et se rendit dans le couvent de San Marco dans le but d'admirer les fresques de Fra Angelico. Bien que le lieu se prêta à la méditation, elle n’arriva pas à trouver le calme nécessaire pour apprécier pleinement les magnifiques scènes bibliques que le peintre avait réalisées dans les minuscules cellules des moines. Lorsqu’elle gagna pour la seconde fois leur hôtel, elle fut vraiment gagnée par l’inquiétude, Tal n’étant pas de retour. Elle se demanda si elle devait alerter le personnel hôtelier, contacter la police. Elle se résolut à patienter jusqu’à la fin de l’après-midi avant de sonner l’alarme. Vers quatre heures et demie, Tal réapparut. Il avait organisé son propre programme : il s’était rendu à Santa-Maria Novella pour admirer la célèbre Trinité de Masaccio – du coup Ewel ne verrait jamais ce chef-d'œuvre - puis il avait flâné le long de l’Arno et mangé une glace avant de regagner l’hôtel sans se presser. Ewel était tellement soulagée de revoir son fils qu’elle s’abstint de tout reproche et proposa de fêter leur réunion, le retour de son fils prodigue autour d’un délicieux repas toscan, invitation qu’il accepta avec joie, sa longue promenade l’ayant affamé.

lundi 18 janvier 2010

Attention, le dernier chapitre intitulé "Bar Mitzvah" que je viens d'afficher sur le blog se trouve bizarrement sous les messages du samedi 16 janvier.

dimanche 17 janvier 2010

Ce blog

Après une conversation lors de laquelle je n'ai pas réussi à rester sereine, je désire livrer quelques réflexions au sujet de ce blog. Il ne s'agit pas de justifier ma démarche, mais de prendre un tout petit peu de recul et y réfléchir.

Ce blog se veut en mémoire de Tal. Il s'agit avant tout des chapitres qui retracent sa courte existence. Ces chapitres ont été écrits dans l'urgence, pendant la première année après sa mort. Ils n'ont aucune prétention littéraire et comportent des maladresses, par contre ils se veulent le plus honnêtes possible.

Ce blog me permet de rester en contact avec mon enfant. Il participe intégralement à mon processus de deuil. Il devrait m'aider à comprendre, à donner un sens au geste mystérieux de mon fils.

Ce blog s'adresse à ceux qui ont connu et aimé Tal, mais également à ceux qui s'intéressent au phénomène du suicide. Chacun est libre de le lire ou non, d'ailleurs mes lecteurs sont peu nombreux.

Ce blog avait l'ambition d'atteindre d'autres parents et proches survivants à un suicide. Il désirait leur signaler qu'ils ne sont pas seuls, que leur sentiment de culpabilité est tout relatif. Je rappelle les paroles du docteur Konrad Michel: "Chacun(e) peut être touché(e)".

Ce blog voulait également contribuer à la prévention du suicide. Mais à ce sujet, je ne me fais plus d'illusions.

Ce blog dénonce certains dysfonctionnements de notre environnement complexe: par exemple, le fait de prescrire trop facilement des médicaments pour renflouer les caisses des laboratoires pharmaceutiques, ou le manque de communication et la pression exercés par les milieux scolaires (ou professionnels).

Ce blog m'expose évidemment, il me livre aux critiques même si elles ne s'expriment que trop rarement. Au lieu d'ouvrir un dialogue, il m'isole en fin de compte encore un peu plus. En fait, il a l'effet inverse de ce que j'aurais souhaité.

Enfin, ce blog, je le continuerai malgré tout. J'irai donc jusqu'au bout de mon entreprise.

samedi 16 janvier 2010

Chapitre vingt


Bar Mitzvah

D'après la Halakha, la loi juive, Tal ne faisait pas partie de l'alliance puisque sa mère ne s'était pas convertie au judaïsme. Elle en avait fait la tentative quelques mois après la naissance de son petit garçon, mais s'était heurtée à ses propres limites: comment se convertir à une religion et surtout comment adresser des prières à un Dieu auquel on peine à croire? Le rabbin qu'elle avait rencontré s'était pourtant montré étonnamment ouvert au dialogue. Il avait donné des réponses satisfaisantes à ses doutes. Ainsi, lorsqu'elle exprima son irritation d'imaginer la femme issue des côtes d'Adam alors que c'est précisément elle qui enfante, il lui expliqua patiemment que le terme hébreu "etzem" signifie non seulement os, mais également substance, ce qui permet de dire qu'Eve a été créée de la substance même d'Adam. Il ramenait ce différend à un même problème d'interprétation que les cornes de Moïse, qui sont en fait des rayons de lumière, "keren" signifiant à la fois l'un et l'autre. Saint Jérôme avait parfois opéré le mauvais choix entre deux significations. Malgré cette exégèse passionnante des textes bibliques, Ewel s'était rapidement découragée et avait renoncé à l'idée d'une conversion. Elle aurait souhaité adhérer au judaïsme à la manière des kibboutzniks, en ne gardant que deux niveaux d'interprétation des textes fondateurs, des rituels et des fêtes: l'Histoire du peuple juif et son lien avec Eretz Israël ainsi que le sens accordé au temps et aux saisons.

Lorsque Tal eut onze ans, Yoav et Ewel réfléchirent à l'idée d'une Bar Mitzvah. Ils pensaient que cette cérémonie lui permettrait de mieux connaître et d'appréhender l'origine de sa famille paternelle. Comme la Bar Mitzvah constitue le passage de l'enfance à la majorité religieuse, il s'agit en fait d'une sorte de rite initiatique. Il leur paraissait bénéfique que leur enfant prenne conscience qu'un individu n'a pas que des droits, mais également des devoirs (les mitzvot), qu'il est membre d'une société et que pour faire partie du monde des adultes, il devait accomplir des tâches parfois difficiles et agaçantes, en l'occurrence chanter le chapitre (parasha) de la Torah en hébreu devant une assemblée, démontrer la connaissance de la langue, du texte et des traditions juives. C'est pourquoi Yoav reprit contact avec le rabbin qui avait accepté onze ans plus tôt de rencontrer Ewel et qui à nouveau, dans son extraordinaire ouverture d'esprit, reçut Tal.

Pendant deux ans, l'adolescent prit part aux cours du Talmud Torah où il apprit à lire et chanter l'hébreu, réciter les prières, organiser et comprendre le sens des fêtes. Il se rendait assez volontiers à ces leçons où il retrouva son camarade de classe Raoul. Cependant, lors d'un week-end de retraite à Megève, il passa plus de temps enfermé dans un cabinet de toilette qu'en compagnie de ses camarades. D'ailleurs, il se rendit aux cours du rabbin à l'encontre de ses propres convictions. En effet, à l'âge de quatre ans déjà, Tal, écoutant ses cassettes en hébreu qui racontaient les histoires de la Bible aux enfants, déclara soudain:
- C'est bizarre, on raconte que Dieu a créé la terre et le ciel, la lumière et les ténèbres, les eaux et la terre ferme, les plantes, les étoiles et la lune. Puis, on dit qu'il a créé les animaux: les oiseaux et les poissons et le lendemain les autres animaux. Mais à nulle part, on ne parle des dinosaures. Pourtant, on sait que les dinosaures ont existé avant les autres animaux! Alors toute cette histoire ne peut pas être vraie, elle a dû être inventée.
Surprise de la pertinence d'une réflexion propre à embarrasser les créationnistes, sa mère lui répondit:
- C'est vrai que c'est difficile de croire les histoires de la Bible, mais tu reconnais que ce sont de belles histoires. Plus tard, tu décideras si tu veux y croire ou non.
Le garçonnet décida très rapidement. Vers dix ans, il avoua à sa mère qu'il se considérait comme agnostique - c'était le terme qu'il utilisa - et peu après sa Bar Mitzvah, il informa Ewel qu'il avait dès lors la conviction d'être athée:
- Avant, j'avais encore quelques doutes, dit-il un jour, à présent, je ne crois plus en Dieu. Job s'était insurgé contre les injustices que Dieu lui faisait subir. Si un Dieu juste permet que ses fidèles soient pareillement maltraités, ça ne vaut pas la peine de gaspiller du temps à l'honorer, mais cela montre surtout que Dieu est une fabrication humaine et que tout n'est finalement que contingence.

A l'approche de son treizième anniversaire, Yoav et Ewel étaient dans l'embarras par rapport à la cérémonie de la Bar Mitzvah. Les grand-parents de Tal ne pouvaient pas se déplacer à Genève, ainsi il paraissait plus simple d'organiser la fête dans leur kibboutz, en Israël. Or, cette société d'inspiration marxiste se considérait comme laïque. Il était donc exclu de faire venir un rabbin, même libéral, dans l'enceinte du village. Ils finirent par décider d'organiser une cérémonie laïque où Tal lirait tout de même la parasha qu'il avait apprise, soit le chapitre quarante-neuf de la Genèse qui correspondait à la semaine de son anniversaire en septembre. A cause des vacances scolaires toutefois, la fête fut organisée en décembre en présence des nombreux amis que la famille possédait en Israël. Tout le clan K. participa à la mise en place de la fête, décora le club du kibboutz, prépara un montage vidéo de l'enfance de Tal. Yoav et Ewel choisirent un excellent traiteur qui se chargea du repas pour la centaine d'invités.

Alors que tout était prêt, que les amis commençaient à arriver, Tal disparut. Soudain, il ne voulait plus se confronter au public, ni aux contraintes de la cérémonie et tenta de fuir. Yoav se lança à sa recherche dans le kibboutz. Lorsqu'il le trouva, il dut user de tous ses talents de persuasion pour convaincre l'adolescent d'assurer au moins la partie officielle de la cérémonie. Les invités ne s'aperçurent de rien: Tal paraissait décontracté et s'acquitta de sa tâche avec une grande facilité malgré une certaine désinvolture. Son texte l'amusait à cause de passages aux sonorités drôles et rythmiques du genre: "Gad guedoud yegoudénou véhou yagoud akèv", ce qui en français sonne de manière beaucoup moins amusante: "Gad sera assailli d'ennemis". Les invités félicitèrent le jeune homme de la qualité de son hébreu. Après que son père, sa mère et son grand-père Avram eurent prononcé leurs discours, tout le monde fut invité à partager le repas de fête. Or, Tal n'y participa pas. Personne ne sembla s'apercevoir de son absence. Ce n'est qu'en prenant congé que les amis et invités remarquèrent que Tal avait disparu. Immédiatement après avoir accompli son devoir, sa mitzvah, il était parti en catimini dans le bungalow de ses grands-parents chargé de ses nombreux cadeaux. C'est là que Yoav et Ewel le retrouvèrent en fin de soirée. Il était plongé dans un livre, décoré des ficelles, nœuds et boucles des emballages de ses cadeaux qu'il avait fixés de manière aléatoire sur son visage et dans ses cheveux. Ewel se précipita sur son fils et l'embrassa. En même temps, elle l'inonda de reproches par rapport à son comportement inconcevable et pour le moins bizarre. Comment pouvait-il partir au milieu d'une soirée qui lui était consacrée, dont il était le principal protagoniste? Tel était Tal: quand il en avait assez, il se levait, partait, disparaissait sans le moindre avertissement, en toute discrétion.