Extra-muros II
A son retour, Tal rédigea un rapport qu’il ne montra jamais à Ewel de son vivant :
« Dans le cadre de mon extra-muros, j’ai eu l’occasion de pouvoir effectuer un séjour de trois mois au Canada, dans le but avoué d’approfondir mes maigrelettes notions de la langue de ce grand dramaturge qu’est William Shakespeare, tragiquement décédé le jour de son propre anniversaire. Aidé dans cette réjouissante entreprise par le Centre de séjours à l’étranger, qui par un hasard extraordinaire porte un nom merveilleusement idoine, sinon florissant d’originalité, je me suis donc rendu, via British Airways, d’abord à Toronto, Ontario, puis sans transition à Peterborough (Ontario toujours). Là, j’ai fait la connaissance de la charmante et chaleureuse famille M., famille ouverte s’il en est : je devais être le vingt-huitième hôte qu’ils accueillaient, en plus d’héberger deux personnes atteintes de troubles mentaux.
Le surlendemain, j’ai entamé ma période de scolarité anglophone à PCVS, pour Peterborough Collegiate Vocational School. Et je dois ici confesser que, comparé à cet imposant bâtiment aux escaliers de marbre et aux toitures verdies par le carbonate de cuivre, notre pauvre amas de planches vermoulues que l’on appelle lycée S., pourtant de plus d’un siècle son cadet, fait pâle figure. A PCVS, nul embarras pour se trouver un casier, les enseignants viennent en kilt ou encore sont les sosies de Bruce Willis, et les élèves s’investissent dans la vie scolaire avec un entrain qui, de par nos longitudes, relève de l’utopie. Arrêtons ici la liste des indéniables avantages de cette école pour ne pas heurter nos estimés doyens ; il est à noter que le système scolaire canadien est sujet à un grave défaut : l’horaire est rigoureusement identique pour les cinq jours de la semaine. Dans mon cas par exemple, la journée débutait par la chimie, se poursuivait avec l’anglais, déjeuner, puis anthropologie/sociologie/psychologie, et enfin physique ; et ce, pendant cinq jours consécutifs.
D’un point de vue sociologique ainsi que d’apprentissage de la langue, ce séjour a été fort intéressant. Peterborough est une petite ville nord-américaine typique, d’une manière presque stéréotypée. En dehors du centre-ville, la quasi-totalité des édifices sont presque uniquement en bois, et ce ne sont que de petites maisons individuelles à perte de vue (je me suis d’ailleurs égaré plus d’une fois). Les distances sont immenses, et il n’y a pas lieu de s’étonner de ce que de nombreux camarades de 16-17 ans se déplacent en voiture. La nature est très présente, en particulier la faune, surprenante en milieu urbain : des écureuils gambadent un peu partout, les ratons-laveurs ne sont pas rares, on aperçoit des biches à proximité immédiate de la ville, et j’ai croisé à maintes reprises de nocturnes putois (étant donné que même un bain de sauce tomate peine à éloigner leur pestilence en cas d’aspergement, je n’en menais pas large).
Les habitudes alimentaires étaient également un point qui soulevait ma curiosité. On m’avait prédit que je prendrais au Canada un certain nombre de kilos ; curieusement ce nombre a été négatif. Et pourtant ce n’est pas faute d’avoir abusé de demi-douzaines de donuts chez Tim Horton’s, la chaîne nationale en la matière, ni de sodas infects au goût de visite chez le dentiste, ou encore de bonbons gélifiés, fort piteux placebo de nos Haribos européens. Ma mère d’accueil se trouvait être une excellente cuisinière, même si ses plats étaient effectivement copieux et particulièrement riches en féculents, protéines et autres lipides. Signalons encore que le fast-food est une véritable culture là-bas : alors qu’ici on est en peine d’échapper à l’hégémonie de McDonald’s dans ce domaine, on trouve au Canada pléthore de chaînes du même genre.
Peterborough est une petite ville. Il ne s’y passe pas toujours quoi que ce soit qui puisse être jugé digne d’intérêt, surtout quand on sait que boire un quelconque breuvage alcoolisé sous l’âge de 19 ans est passible de l’extradition avec interdiction de séjour prolongée (ceci est à peine en dessus de la vérité), en conséquence de quoi je bois désormais du café. Cette contrainte est la même pour le tabac. En revanche, j’ai été surpris en ce qui concerne le cannabis. En Suisse et dans mon entourage, je suis témoin d’un laxisme des autorités et d’une banalisation assez poussée de cette substance somme toute illicite. Je m’imaginais qu’au Canada ladite substance serait fortement interdite, voire même diabolisée ; il n’en est rien. La situation semble identique, hormis de menus détails de prix par exemple. Bref, après cette
digression sur les substances psychoactives, revenons aux loisirs. Pour s’occuper à Peterborough, le cinéma est une bonne idée, bon marché de surcroît. Les Canadiens regardent d’ailleurs beaucoup la télévision, pour autant que j’aie pu en juger. Ce calme relatif a cependant été bénéfique, notamment à mon apprentissage (fort humble) de la guitare. Une exception de taille cependant, et saluons ici l’excellent investissement musical de la jeunesse canadienne : j’ai eu le privilège incommensurable d’assister à un concert donné dans un café fort sympathique par deux bons groupes constitués à 90% de camarades de ma classe de physique. On y a eu droit entre des compositions originales à de jouissives reprises de Herbie Hancock et de Weather Report, et à la contribution en « special guest » d’un cinéaste du cours d’Anglais, maîtrisant le vibraslap et les vocalises pour le moins avant-gardistes.
Venons-en maintenant à l’évolution de mon niveau d’Anglais. Je ne me suis pas rendu compte pendant la durée de ce séjour d’une quelconque amélioration, appliqué que j’étais à m’escrimer avec l’expression orale en cette langue de Saxons, de Frisons et autres Angles. Au terme de ce séjour cependant, j’ai pris conscience d’une réelle augmentation au niveau notamment du vocabulaire, de la conversation et de la compréhension. J’ai même été plus ou moins capable de décrypter l’Anglais mâtiné d’accent italien de Don Corleone dans le Parrain (l’étape suivante étant l’accent écossais dans Braveheart). Il faut cependant noter que l’intensité de la facette linguistique de ce séjour a été édulcorée par le fait que j’étais accompagné par quatre jeunes genevoises qui constituaient ainsi un perfide détournement du but premier de l’extra-muros en question.
Je recommande en conclusion hautement le Canada à toute personne intéressée par un séjour linguistique anglophone. J’ai sans doute eu de la chance, mais cette expérience soulève un enthousiasme populaire indescriptible en mon for intérieur. »
« Dans le cadre de mon extra-muros, j’ai eu l’occasion de pouvoir effectuer un séjour de trois mois au Canada, dans le but avoué d’approfondir mes maigrelettes notions de la langue de ce grand dramaturge qu’est William Shakespeare, tragiquement décédé le jour de son propre anniversaire. Aidé dans cette réjouissante entreprise par le Centre de séjours à l’étranger, qui par un hasard extraordinaire porte un nom merveilleusement idoine, sinon florissant d’originalité, je me suis donc rendu, via British Airways, d’abord à Toronto, Ontario, puis sans transition à Peterborough (Ontario toujours). Là, j’ai fait la connaissance de la charmante et chaleureuse famille M., famille ouverte s’il en est : je devais être le vingt-huitième hôte qu’ils accueillaient, en plus d’héberger deux personnes atteintes de troubles mentaux.
Le surlendemain, j’ai entamé ma période de scolarité anglophone à PCVS, pour Peterborough Collegiate Vocational School. Et je dois ici confesser que, comparé à cet imposant bâtiment aux escaliers de marbre et aux toitures verdies par le carbonate de cuivre, notre pauvre amas de planches vermoulues que l’on appelle lycée S., pourtant de plus d’un siècle son cadet, fait pâle figure. A PCVS, nul embarras pour se trouver un casier, les enseignants viennent en kilt ou encore sont les sosies de Bruce Willis, et les élèves s’investissent dans la vie scolaire avec un entrain qui, de par nos longitudes, relève de l’utopie. Arrêtons ici la liste des indéniables avantages de cette école pour ne pas heurter nos estimés doyens ; il est à noter que le système scolaire canadien est sujet à un grave défaut : l’horaire est rigoureusement identique pour les cinq jours de la semaine. Dans mon cas par exemple, la journée débutait par la chimie, se poursuivait avec l’anglais, déjeuner, puis anthropologie/sociologie/psychologie, et enfin physique ; et ce, pendant cinq jours consécutifs.
D’un point de vue sociologique ainsi que d’apprentissage de la langue, ce séjour a été fort intéressant. Peterborough est une petite ville nord-américaine typique, d’une manière presque stéréotypée. En dehors du centre-ville, la quasi-totalité des édifices sont presque uniquement en bois, et ce ne sont que de petites maisons individuelles à perte de vue (je me suis d’ailleurs égaré plus d’une fois). Les distances sont immenses, et il n’y a pas lieu de s’étonner de ce que de nombreux camarades de 16-17 ans se déplacent en voiture. La nature est très présente, en particulier la faune, surprenante en milieu urbain : des écureuils gambadent un peu partout, les ratons-laveurs ne sont pas rares, on aperçoit des biches à proximité immédiate de la ville, et j’ai croisé à maintes reprises de nocturnes putois (étant donné que même un bain de sauce tomate peine à éloigner leur pestilence en cas d’aspergement, je n’en menais pas large).
Les habitudes alimentaires étaient également un point qui soulevait ma curiosité. On m’avait prédit que je prendrais au Canada un certain nombre de kilos ; curieusement ce nombre a été négatif. Et pourtant ce n’est pas faute d’avoir abusé de demi-douzaines de donuts chez Tim Horton’s, la chaîne nationale en la matière, ni de sodas infects au goût de visite chez le dentiste, ou encore de bonbons gélifiés, fort piteux placebo de nos Haribos européens. Ma mère d’accueil se trouvait être une excellente cuisinière, même si ses plats étaient effectivement copieux et particulièrement riches en féculents, protéines et autres lipides. Signalons encore que le fast-food est une véritable culture là-bas : alors qu’ici on est en peine d’échapper à l’hégémonie de McDonald’s dans ce domaine, on trouve au Canada pléthore de chaînes du même genre.
Peterborough est une petite ville. Il ne s’y passe pas toujours quoi que ce soit qui puisse être jugé digne d’intérêt, surtout quand on sait que boire un quelconque breuvage alcoolisé sous l’âge de 19 ans est passible de l’extradition avec interdiction de séjour prolongée (ceci est à peine en dessus de la vérité), en conséquence de quoi je bois désormais du café. Cette contrainte est la même pour le tabac. En revanche, j’ai été surpris en ce qui concerne le cannabis. En Suisse et dans mon entourage, je suis témoin d’un laxisme des autorités et d’une banalisation assez poussée de cette substance somme toute illicite. Je m’imaginais qu’au Canada ladite substance serait fortement interdite, voire même diabolisée ; il n’en est rien. La situation semble identique, hormis de menus détails de prix par exemple. Bref, après cette
digression sur les substances psychoactives, revenons aux loisirs. Pour s’occuper à Peterborough, le cinéma est une bonne idée, bon marché de surcroît. Les Canadiens regardent d’ailleurs beaucoup la télévision, pour autant que j’aie pu en juger. Ce calme relatif a cependant été bénéfique, notamment à mon apprentissage (fort humble) de la guitare. Une exception de taille cependant, et saluons ici l’excellent investissement musical de la jeunesse canadienne : j’ai eu le privilège incommensurable d’assister à un concert donné dans un café fort sympathique par deux bons groupes constitués à 90% de camarades de ma classe de physique. On y a eu droit entre des compositions originales à de jouissives reprises de Herbie Hancock et de Weather Report, et à la contribution en « special guest » d’un cinéaste du cours d’Anglais, maîtrisant le vibraslap et les vocalises pour le moins avant-gardistes.
Venons-en maintenant à l’évolution de mon niveau d’Anglais. Je ne me suis pas rendu compte pendant la durée de ce séjour d’une quelconque amélioration, appliqué que j’étais à m’escrimer avec l’expression orale en cette langue de Saxons, de Frisons et autres Angles. Au terme de ce séjour cependant, j’ai pris conscience d’une réelle augmentation au niveau notamment du vocabulaire, de la conversation et de la compréhension. J’ai même été plus ou moins capable de décrypter l’Anglais mâtiné d’accent italien de Don Corleone dans le Parrain (l’étape suivante étant l’accent écossais dans Braveheart). Il faut cependant noter que l’intensité de la facette linguistique de ce séjour a été édulcorée par le fait que j’étais accompagné par quatre jeunes genevoises qui constituaient ainsi un perfide détournement du but premier de l’extra-muros en question.
Je recommande en conclusion hautement le Canada à toute personne intéressée par un séjour linguistique anglophone. J’ai sans doute eu de la chance, mais cette expérience soulève un enthousiasme populaire indescriptible en mon for intérieur. »