jeudi 3 décembre 2009

Chapitre trois


Naissance


Une fois de plus, Ewel attendait Yoav impatiemment. Elle tenait dans une main les billets de cinéma et pour calmer son impatience, croquait à l'aide de l'autre une barre de chocolat. Soudain, elle sentit une sensation familière dans son bas-ventre. C'était une douleur sourde, un tiraillement intérieur auquel elle était habituée depuis qu'elle avait l'âge de douze ans. Pas besoin de s'affoler donc. Yoav arriva essoufflé alors que la bande d'annonces publicitaires défilait déjà. Le jeune couple n'eut aucune difficulté à trouver une place dans la salle pratiquement vide.


Lorsqu'ils quittèrent le cinéma une heure et demie plus tard, quelque peu déçus par la comédie à laquelle ils venaient d'assister, Yoav informa Ewel de son intention de retrouver ses amis à son club de karaté. Moins en forme que d'ordinaire, elle préféra rentrer à la maison. Au moment de franchir le seuil de la porte de leur petit deux-pièces, la douleur sourde se métamorphosa en de puissantes contractions. Prise de panique, elle téléphona immédiatement à la sage-femme de la clinique qui se voulut rassurante ou routinière:

- Calmez-vous, madame! Vous le savez, un premier accouchement dure en moyenne huit heures: si vos contractions ne viennent que de commencer, vous accoucherez demain matin!

- Mais j'ai mal, j'ai peur, je suis seule à la maison!

- Alors, prenez un bon bain chaud. Relaxez-vous, ça vous soulagera! Vous pourrez nous rappeler dans quelques heures.

Ewel fit couler un bain, se glissa dans la chaleur réconfortante de l'eau et respira comme elle l'avait appris aux cours de préparation à l'accouchement avec Madame Nabi. Cette sage-femme d'une grande humanité avait tenu des propos singuliers qui auraient amusé Ewel en temps normal. En effet, elle prétendait qu'on attendait l'arrivée du messie en cet an de grâce mil neuf cents quatre-vingt-huit. Au lieu de lui répondre qu'elle se considérait comme athée, Ewel se mit à imaginer qu'elle était l'élue et qu'elle portait en son sein le rédempteur. A cette pensée farfelue, elle esquissa un sourire rapide. Une douleur violente, insupportable l'arracha à ses pensées insensées. Elle hissa alors son corps lourd et endolori hors de la baignoire, enfila un peignoir et téléphona à son mari:

- Yoav, tu dois rentrer à la maison!
- Laisse-moi encore une petite demi-heure, Ewel, nous sommes en pleine discussion sur l'avenir du club!

- Tu rentres tout de suite! hurla-t-elle, désespérée.

Un peu plus de deux heures après le coup de fil, elle embrassait fièrement et tendrement un magnifique nourrisson chauve à la mine renfrognée et à l'expression fâchée, visiblement irrité d'avoir été poussé hors de son nid douillet par une force qu'il ne pouvait maîtriser. La naissance avait été brutale: Ewel était arrivée à la clinique le col de l'utérus presque complètement dilaté, ensanglantée; le gynécologue avait eu juste le temps de la rejoindre et le bébé était sorti avec une violence, une détermination inouïes: il avait tout déchiré sur son passage. Ses cris, sa taille, son poids laissaient présager un petit garçon en pleine forme que le corps médical ne se lassa pas de complimenter. Lorsqu'on le rapporta à Ewel, elle le salua tendrement:

- Bonjour, Talisman, bienvenue dans notre monde! Qu'est-ce que tu es beau! Allons, chéri, ouvre tes yeux, regarde ton père et ta mère!

Le nouveau-né refusa d'obtempérer. Il garderait ses yeux clos pendant deux jours encore, peu enclin à vouloir découvrir ses parents et le monde qui l'entourait. Fiers, heureux, mais également inquiets face à la tâche qui leur incombait dès lors, Yoav et Ewel vivaient un moment extraordinaire, un bonheur encore jamais connu, jamais égalé. Ewel embrassa son petit qui se blottit sur sa poitrine. Le jeune père fut le premier à revenir à la réalité avec une remarque qui blessa sa femme:

- Au fond, dit-il, un accouchement n'est pas plus difficile qu'un stage intensif de karaté!

Lorsque la nourrice vint chercher l'enfant, la sage-femme demanda à Ewel de se lever pour gagner sa chambre. Celle-ci se dressa avec détermination et s'effondra aussitôt, ses forces l'ayant abandonnée. Une infirmière chercha précipitamment une chaise roulante sur laquelle on l'installa et qu'elle poussa à travers un long couloir où flottait une odeur de lys à cause des nombreux bouquets de fleurs déposés là, pendant la nuit. Cela lui parut étrange, mais la jeune femme imagina à ce moment qu'on la menait à sa propre tombe.


Heureusement, ce n'était qu'une illusion: sa vie continua, celle de Tal ne faisant que commencer. Vers six heures du matin, des hurlements de bébés arrachèrent Ewel de son sommeil superficiel. Surprise, elle dressa l'oreille, elle repéra une voix plus forte, plus grave qui dominait les cris aigus des autres nourrissons. En son for intérieur, elle espéra que ce ne fût pas celle de son enfant. Mais les cris impressionnants s'approchèrent de sa chambre et inondèrent la pièce lorsque la nurse ouvrit la porte. Le bébé remuant, hurleur était bel et bien le sien. Contrairement à la veille, où le petit Tal avait refusé son sein, il se précipita sur son sein et se mit à téter vigoureusement. Elle fut surprise par les contractions douloureuses qu'engendrait l'allaitement. Or, le soulagement de pouvoir calmer le petit était plus puissant que la souffrance physique.

Tal resta à ses côtés dès le premier jour: la famille, les amis honorèrent la mère et le fils de leur visite et de leurs cadeaux. Deux jours plus tard, peu avant midi, le téléphone retentit et une voix inconnue se présenta:

- Bonjour, ici Bernard Mottiez de l'Office d'Etat Civil, votre enfant vient d'être enregistré sous le prénom de Tal; or, nous ne pouvons pas accepter ce nom car il ne définit pas son sexe.
Ewel réagit avec étonnement:

- C'est très ennuyeux, c'est le seul prénom que mon mari et moi avons fini par retenir.
Elle n'allait tout de même pas lui expliquer les difficultés qu'ils avaient eues à trouver un nom.
- Vous devrez toutefois choisir un autre prénom ou alors en rajouter un deuxième qui permettra d'identifier le sexe de l'enfant, répéta le fonctionnaire.
- Mais comment? Mon mari n'est pas là et je ne peux pas improviser un nom pour mon enfant toute seule.

- Eh bien! Essayez de joindre votre mari et rappelez-moi au 703428 dès que vous aurez trouvé une solution.
Une solution, une solution … voilà typiquement une expression de bureaucrate!

Ewel se passa la main dans ses cheveux ébouriffés.
Elle regarda son petit dans le couffin transparent et soupira. Elle finit par composer le numéro de leur domicile et fut soulagée d'entendre la voix profonde de son mari qui la rassura aussitôt.

- Pas de problème, on lui rajoute le nom de David, Tal David, ça sonne bien, non?

C'est ainsi qu'après de longs mois d'hésitations, leur petit garçon reçut en quelques secondes le nom d'un grand et terrible roi biblique caractérisé par quatre qualificatifs: courageux, ambitieux, musical et tyrannique. Selon la tradition juive, un changement de nom peut entraîner un changement de destin. 


2 commentaires:

  1. En réaction à la formule implacable de Ben : "Tant pis si ce journal n'aura pour tout lecteur que le cercle restreint de la famille et des proches, on ne meurt pas complètement tant qu'il reste au moins un vivant pour se souvenir de vous - de qui vous étiez, que vous avez existé - quand vous-même avez disparu" Sylvie Germain, Hors champ.

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  2. Le cercle des lecteurs de l'histoire de Tal semble devoir rester très restreint en effet, je reçois donc votre citation comme un encouragement. De toute façon, je suis lancée et ne m'arrêterai pas en cours de route.

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