mardi 22 décembre 2009

Chapitre quatorze


Déménagement

L'appartement dans lequel la famille K. avait emménagé peu avant la naissance de Naïm était agréable, mais s'avéra rapidement trop étroit pour la famille qui s'était accrue. De plus, il dut subir d'importants travaux de restauration alors que Naïm ne se déplaçait qu'à quatre pattes. A cause de la poussière mélangée à sa bave, le garçonnet paraissait toujours sale, même après son bain quotidien. Les démarches auprès de la Régie foncière avaient été vaines, la famille K. n'ayant pas la priorité pour une location plus grande et mieux adaptée. Dans leur naïveté, Yoav et Ewel n'avaient pas encore saisi le système des dessous-de-table.

Un jour, Mani, leur beau-frère, leur parla d'un projet de construction dans une plaisante commune résidentielle au bord du lac. Le même soir, ils s'installèrent tous quatre dans leur modeste voiture bleue pour se rendre à l'adresse mentionnée. Ils se retrouvèrent face à un magnifique chalet en bois du dix-neuvième siècle situé dans une vaste propriété de trente ares surplombée d'un séquoia centenaire à côté duquel se dressait une imposante enseigne annonçant la construction imminente de quatorze maisonnettes mitoyennes pour un prix défiant toute concurrence.  Tal et Naïm semblèrent immédiatement s'y sentir à l'aise. Ils gambadèrent parmi les hautes herbes du domaine momentanément abandonné. Enthousiastes, Yoav et Ewel prirent rapidement rendez-vous auprès du promoteur et signèrent la promesse de vente dès qu'ils eurent découvert les plans des maisonnettes. Neuf mois plus tard, ils furent les fiers propriétaires de quatre murs flambant neufs. Plus de Régie! Plus de tracas avec les voisins! C'est du moins ce qu'ils croyaient.

A leur grande surprise, le déménagement fut une épreuve pour Tal. Il se mit à réclamer l'appartement que ses parents avaient quitté sans le moindre regret. Il recommença à pleurer et  à hurler plus qu'à l'accoutumée. A peine un mois après l'arrivée de Marianne, leur voisine de gauche, cette dernière se présenta à leur porte d'entrée avec un air un peu embarrassé pour leur demander d'apaiser leur aîné et exiger de leurs garçons qu'ils marchent sur la pointe des pieds car leurs pas résonnaient dans les maisons voisines. Ewel, qui ignorait pratiquement tout de l'architecture, se rendit compte avec effroi que leur rangée de maisons était construite sur une seule dalle en béton armé qui s'avérait un excellent conducteur des bruits d'une maison à l'autre. Un soir, peu après minuit, un voisin ayant eu la bonne idée de percer un trou dans la dalle jeta simultanément six familles hors du lit. Ewel comprit alors qu'en guise de maison ils avaient acheté un appartement vertical sur quatre niveaux. Le grand atout de leur nouvelle demeure était le jardin ainsi que le cadre de verdure exceptionnel qui devint la place de jeux favorite de leurs enfants et un lieu de refuge pour Tal.


Dans le jardin, Ewel s'empressa de planter une haie et d'aménager un petit jardin potager au fond de leur minuscule terrain. Quoiqu'elle ne réussît jamais à obtenir une récolte satisfaisante, Tal lui était reconnaissant de cette initiative. A l'âge d'un an, il s'était intéressé aux baies rouges, à quatre ans, il s'était passionné pour les plantes médicinales qu'il "étudiait" régulièrement dans un guide; à présent il était fasciné par la lente croissance des maigres légumes, des minuscules tomates et des laitues rongées par les limaces. A l'école il finit par écrire fièrement: "Ma maison je l'aime bien, parce que j'ai un jardin potager."

Dans le jardin, Ewel planta également les arbustes qui avaient orné le balcon de leur appartement: de petits conifères, qui une fois dans la terre profonde, se mirent à croître rapidement. Elle planta côte à côte deux pins identiques, deux frères, comme elle s'exclama en riant. Deux ans après leur plantation, elle resta stupéfaite devant les deux végétaux. L'un était devenu un véritable arbre vigoureux qui écartait ses branches et offrait ses aiguilles d'un vert foncé au soleil, alors que l'autre était resté chétif, rabougri et avait un coloris légèrement grisâtre. A sa remarque, Tal lui expliqua d'un ton docte du haut de ses huit ans:
- Maman, c'est normal! Dans la nature, les individus d'une même espèce se différencient par leur force et leur taille. Il y a toujours les dominants et les autres. Pour les animaux, c'est pareil.

Pas tout à fait satisfaite de l'explication de son aîné, prise de pitié pour l'arbuste, Ewel se munit d'une pelle et déterra le plus petit des deux conifères pour lui choisir un emplacement plus favorable où il pourrait s'épanouir. Rien n'y fit, le conifère ne rattrapa jamais "son frère" en magnificence et en taille. Or, un jour, Ewel remarqua avec tristesse que le grand pin dépérissait, que ses aiguilles brunissaient, qu'il commençait à les perdre; elle comprit qu'il était condamné. En fait, leur voisin de droite avait utilisé un herbicide qui avait pénétré dans les racines de l'arbre et l'avait achevé en quelques jours. Des deux frères, ce fut le plus fin et le plus chétif des deux qui finit par survivre. A la remarque de sa mère, Tal haussa les épaules avec indifférence. Pour remplacer le pin, Ewel planta un cyprès: une plante symbolisant le sud, la Méditerranée, mais également les cimetières. Lorsqu'ils quittèrent leur maison douze ans plus tard, le petit pin mesurait au maximum un mètre cinquante, mais il résistait, il s'accrochait à la vie. Quant au cyprès, il était devenu un imposant géant de presque quatre mètres de haut.

La vie dans le lotissement fut agréable pendant les premières années. Les propriétaires s'avérèrent tous des personnes plus ouvertes et chaleureuses que la majorité des habitants du canton. Néanmoins, Ewel avait quelques regrets. Le plus important était que, malgré le grand nombre d'enfants du quartier, aucun n'avait l'âge de Tal. Ainsi, le garçonnet d'un tempérament solitaire se renferma de plus en plus. Il passa ses heures libres enfermé dans sa chambre ou sur le hamac d'Eva, la voisine pédopsychiatre avec laquelle Ewel se lia d'amitié. Ses seuls amis pendant de nombreuses années furent Naïm, son frère, et Kratze, le magnifique chat siamois d'Eva et de Raymond.

Pendant les deux premières années de leur vie dans la maisonnette, la famille K. s'accrut de la présence de deux jeunes filles au pair. La première ne plut pas vraiment à Ewel. Elle resta une année complète à cause du lien chaleureux qu'elle noua avec les enfants, ce qui était finalement l'essentiel. Mais à force de raconter des mensonges pour pouvoir s'absenter un maximum de jours, les rapports avec Ewel et Yoav se détériorèrent. Quant à la deuxième jeune fille, Brigitte, elle s'intégra parfaitement à la vie de famille. Elle partagea leurs week-ends, participa à toutes les fêtes et partit en vacances de ski avec eux. Guitti, comme ils l'appelaient affectueusement, devint une amie pour toute la famille. Elle arriva immédiatement à l'annonce de la mort de Tal et revint auprès de la famille endeuillée pendant la shiva, alors même qu'elle n'habitait plus la même ville qu'eux.

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