jeudi 10 décembre 2009

Chapitre sept

Voyages

Depuis leur première escapade sur les hauteurs du Golan, Ewel et Yoav continuèrent à apprécier et à privilégier les voyages. La naissance de Tal ne devait pas être un obstacle à cette passion. Lorsqu'il eut trois mois, ils se rendirent en Allemagne où Ewel présenta fièrement son enfant à sa famille et à ses amis. Lorsqu'il eut six mois, ils partirent avec un ami en Belgique chez une connaissance et lorsqu'il eut huit mois, ils firent un premier voyage à trois en Israël. Prendre l'avion avec un nourrisson aussi remuant inquiétait un peu les jeunes parents. Comme Tal restait rarement calme pendant plus d'une demi-heure, Ewel décida finalement de l'installer contre son sein pendant toute la durée du vol: quatre heures de tétée! Ce qui ne devait être que du bonheur eut des répercussions insoupçonnées. En effet, Tal souffrirait de graves écœurements en avion. Chaque fois qu'il effectuerait un vol, il aurait au moins une nausée. Même à l'occasion d'un vol de plaisance au-dessus de l'Eifel en 1999, il redescendrait du petit appareil en brandissant un sac en plastique plein de vomi, la seule exception consistant en un tour en avion au-dessus de Marrakech. Vers la fin de sa vie, il apprit qu'avec une forte dose de vitamine C, il pouvait contrôler ces haut-le-cœur handicapants.

Dans le kibboutz de la famille de Yoav, on leur aménagea un bungalow inoccupé où ils purent s'installer pendant les trois semaines que devait durer leur séjour. Chaque fois qu'Ewel le put, elle passa du temps dans le "beit hatinokot", la maison des bébés. C'était une des dernières années où les enfants vivaient et grandissaient dans les maisons communes, car le village communautaire abandonnerait définitivement ce système éducatif particulier, décrié par Bruno Bettelheim. Dès l'âge de six semaines, les nouveau-nés étaient amenés par leurs mères dans la nursery où ils passaient une grande partie de la journée et de la nuit. Cela permettait aux jeunes femmes de reprendre rapidement une activité professionnelle, en principe dans un des secteurs de la communauté. Elles se rendaient au "beit hatinoket" pour allaiter leurs petits ou leur donner à manger et ne les emmenaient avec elles qu'après l'heure de la sieste pour passer l'après-midi en famille. Le soir, vers vingt heures, elles-mêmes ou les pères ramenaient les enfants dans la maison commune où un parent du groupe d'enfants monterait la garde jusqu'au matin.

Ewel, qui n'avait pratiquement aucune expérience de la petite enfance, profita grandement du contact avec les puéricultrices et les autres mères. Ainsi, elle apprit que dès six mois, si l'enfant tient dans la position assise, il peut se nourrir seul, si on le laisse manger avec une cuillère ou directement avec les mains et à condition de ne pas être trop regardant sur la propreté. Cette activité développe son plaisir de se nourrir et sa psychomotricité fine. Elle apprit que les petits n'ont pas forcément besoin de jouets chers et sophistiqués: des cartons remplis de morceaux de tissus, de boîtes d'emballages ou autres objets de récupération inoffensifs peuvent les fasciner pendant de longs moments.

Elle gagna en assurance dans son rôle de mère et admira les progrès de son garçon qui apprit à ramper sur ses pieds en dressant le postérieur le plus haut possible, comme lors de la position de la montagne en yoga. Il apprit à reproduire les cris des animaux auxquels ils rendirent visite dans le petit zoo jouxtant l'école primaire du kibboutz. A huit mois, il imita parfaitement le hennissement des chevaux, le meuglement des vaches, le braiment des ânes, le chant des coqs etc. Ewel ne voyait là rien d'extraordinaire, mais s'amusait de l'application dont Tal faisait preuve.

Plus que tout, elle apprécia la grande tolérance de la société israélienne à l'égard des enfants. Jamais les cris de son fils n'exaspérèrent personne, de sorte qu'elle avait l'impression qu'il se calmait peu à peu. Peut-être était-elle simplement plus sereine? Ses beaux-parents, Sara et Avram, étaient les fiers grand-parents aimants de six petit-fils, à croire que dans la famille, on ne connaissait que la recette pour fabriquer des garçons. Sara aimait répéter que, bientôt, elle aurait le nombre de petits-enfants correspondant à sa fratrie qui avait péri dans les camps allemands. La jeune et dynamique grand-mère accompagnait volontiers Yoav, Ewel et Tal à la plage en contrebas du kibboutz où Tal découvrit les joies du sable et de l'eau de mer qu'il goûta tous deux avec une grimace révulsée. Dix-sept ans plus tard, il reviendrait sur cette plage pratiquement tous les jours avec les adolescents du kibboutz et ses cousins, Ambre, Youwi, Keren et Mor. C'est là qu'il vivrait vraisemblablement les moments les plus insouciants de la dernière année de sa vie.

Un an après le voyage en Israël, la petite famille partit pendant cinq semaines aux Etats-Unis. Un voyage de rêve en mobilhome, planifié par Ewel pendant de longues soirées d'hiver et bien avant l'ère de l'Internet. Un voyage qui devait les mener tous trois de New York à la Nouvelle-Orléans, puis dans l'Utah, l'Idaho et le Wyoming où ils avaient l'intention de découvrir les grands parcs nationaux de Yellowstone, Brice Canyon etc., avant de rejoindre la Californie où Yoav participait à un rassemblement mondial de karaté. Tal avait moins de deux ans et maîtrisait pratiquement deux langues, le français maternel et l'hébreu paternel. Grâce à ses facultés d'imitation, il possédait un vocabulaire étonnamment riche dont sa mère avait consciencieusement noté les progrès dans un petit carnet. Dix jours avant sa mort, dans un atelier d'orientation professionnelle, il écrirait à son propre sujet: "Je possède un vocabulaire assez riche et suis à l'aise dans les conversations intellectuelles. Je sais faire une critique sans être trop blessant."

Ewel avait décidé de ne pas parler allemand à son enfant, parce qu'on l'avait mise en garde contre les troubles que peut susciter le plurilinguisme et qu'elle n'entretenait pas un rapport affectif positif avec sa propre langue maternelle. Dans l'avion qui les menait de New York à la Nouvelle Orléans, Tal s'écria soudain:
- Maman, maman, pourquoi la dame, elle dit toujours "tankyoumiss!" "Tankyoumiss", ça veut dire quoi?
Ewel embrassa son petit garçon:
- Ça veut dire: "merci, madame". C'est de l'anglais Tal, c'est une autre langue que celles que nous parlons.
- Grandma et grandpa parlent allemand, Tal parle français et hébreu et la dame, elle parle anglais. Maman, il y a beaucoup de langues.
- Il en existe encore beaucoup plus, Tal.
A son explication concernant les langues, Tal s'écria:
- Maman, Tal veut parler toutes les langues!
- C'est bien, mon bonhomme! Malheureusement, ce n'est pas possible, tu peux en apprendre un certain nombre, mais pas toutes.
Têtu, Tal continua à répéter qu'il voulait connaître les langues. Plus tard, il réitérerait son envie d'apprendre l'espagnol et l'arabe en plus des quatre langues qu'il connaissait et du latin qu'il étudiait. Dans l'avion pour la Nouvelle-Orléans, son entêtement prit fin lorsqu'il vomit le sandwich qu'il avait grignoté quelques instants plus tôt.

Ce voyage aux USA serait l'un de plus beaux, des plus heureux qu'Ewel eut la chance d'effectuer. Lorsqu'ils arrivèrent à NewYork après la tombée de la nuit, en traversant le pont de Brooklyn, l'imposante silhouette de Manhattan se dressait devant eux, illuminée par les milliers de fenêtres des gratte-ciel. Ewel souleva Tal pour qu'il puisse admirer cet étonnant spectacle:
- Regarde, Tal, là, c'est New York! s'exclama-t-elle, émerveillée, subjuguée par les émotions.
Quelques mois plus tard, lors d'une promenade tardive au-dessus du village suisse de Loèche-les-Bains, alors que la nuit était tombée et que les lampes s'allumaient en contrebas, Tal s'exclama à son tour:
- Regarde, maman, là, c'est New York!

Alors qu'ils roulaient pendant de longues heures sur les routes américaines, Tal se retirait sous la table du mobilhome et s'endormait. Il n'avait jamais été aussi calme, aussi adorable. Le seul inconvénient était que dès que Yoav ou Ewel arrêtaient le moteur, fatigués d'avoir tant conduit, leur petit bonhomme émergeait de sous sa table, en pleine forme, avide de faire des découvertes.

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